Jadis Gabriel, Clay, Ganelon, Moog et Mattrick formaient « Saga », la meilleure de toutes les « roquebandes », des groupes d’aventuriers rompus au combat et connaissant la gloire — ou la mort — en affrontant les multitudes de créatures maléfiques qui hantent le « Cœur du Wyld ». Les années ont passé, le groupe illustre a remisé boucliers et épées, il n’est plus mais vit encore dans le souvenir de tous ceux, nombreux, qui l’ont élevé au rang de mythe et chantent encore ses exploits dans les tavernes… Jusqu’au jour où Gabriel, épaissi et rattrapé par l’âge comme tous ses anciens comparses, se mette à nourrir un projet fou : porter secours à Rose, sa fille, prise au piège d’une lointaine cité assiégée par la horde barbare la plus gigantesque que le monde ait connu. Une odyssée-suicide qui ne pourra, peut-être, connaître le succès qu’à une condition : reformer Saga !
Que les dieux bénissent Nicholas Eames, auteur canadien qui, pour son premier roman, a eu une idée de génie : on sait les ponts qui existent entre le fantastique, la fantasy et les musiques rock et metal, cependant personne encore n’avait songé à synthétiser ces accointances et les concrétiser sous la forme d’une œuvre épique et unique en son genre. C’est aujourd’hui chose faite grâce à ces « Kings of the Wyld » (le titre original), qui nous arrivent en version française déjà couronnés de multiples prix. Au long des 600 pages, Eames file la métaphore associant les personnages, décors et péripéties typiques des univers romanesques de fantasy et le monde, tout aussi fou, des groupes de rock. Les bandes de mercenaires hauts en couleurs se distinguent par des noms extravagants sortis tout droit d’un bac de disquaire, rayon metal, ils ont tous un manager, plus ou moins véreux, qui organise leurs tournées dans les contrées sauvages où ils pourront croiser le fer, ou qui leur décroche une occasion pour aller jouer des muscles dans une « arène » sous les hourras du public en délire.
Le jeu de correspondances aboutit à une lecture extrêmement ludique, et plus d’une fois on rit de bon cœur devant la truculence et la loufoquerie des situations. Cependant Wyld n’est pas, loin s’en faut, qu’une partie de rigolade, et là aussi se manifeste tout le talent de Nicholas Eames : outre quelques références émouvantes à l’histoire du rock (tel le clin d’œil limpide à un dénommé Freddie, emporté par un mal terrible appelé ici « nécrose »), le jeune romancier a choisi d’attaquer son récit sous un angle particulier, celui du come-back improbable sur le devant de la scène de héros vieillissants. Un thème du reste bien connu (au cinéma, sur le même ton, dans le même esprit, jetez un œil à Still Crazy, brillante comédie de Brian Gibson sortie il y a 20 ans), mais qui permet à l’auteur de brosser un portrait de groupe savoureux et touchant. Aussi sûrement qu’un rôliste passionné, Nicholas Eames aime ses personnages, vivement, et parvient à instiller chez nous la même profonde sympathie. Ce n’est pas rien, et plus la lecture avance, plus on se surprend à ne lire qu’un ou deux chapitres à la fois, redoutant le moment où, le volume achevé, il faut se résigner à quitter les héros et leurs aventures extraordinaires (quel voyage pour rejoindre Rose !). On referme alors le livre à regret, le sourire aux lèvres mais l’œil bel et bien embué et le cœur encore tout ébouriffé par la beauté des caractères, la noblesse des sentiments et le souffle de l’épopée. It’s a kind of magic !
Disponible en librairie depuis le 16 octobre 2019 dans une adaptation française qui force elle aussi l’admiration. Chapeau au traducteur, Olivier Debernard, qui a su, entre autres, faire son affaire d’une abondance de néologismes farfelus tels qu’on n’en avait pas lus depuis le brillantissime La Cité des livres qui rêvent de Walter Moers. Gageons qu’il reprendra du service pour le second tome, qui semble s’annoncer sous la forme d’un spin-off narrant les aventures d’un personnage féminin secondaire — et néanmoins central — du présent volume…