J’ai ressenti un intérêt tout particulier à la lecture, pages 309 et suivantes, du chapitre intitulé « Le Retour du fantôme » car j’ai eu la chance de croiser la route de Dario Argento à ce moment de sa carrière : nous étions au printemps 1997, j’étais alors étudiant en master 2 de lettres et en pleine rédaction d’un mémoire universitaire consacré au cinéaste italien. Grâce à l’entremise de ma directrice de recherche, l’audacieuse, avisée et toujours pugnace Serena Gentilhomme (elle-même auteure reconnue de nombreux romans et nouvelles, elle fait en outre une apparition dans La Nuit des horloges, un des derniers films de Jean Rolin), je pus me rendre à Paris où l’auteur de Suspiria, Profondo rosso, Inferno… travaillait avec l’éminent Gérard Brach sur le scénario de son adaptation du Fantôme de l’opéra (dans laquelle jouerait, tenant le premier rôle féminin, sa propre fille Asia). Rendez-vous fut pris un dimanche ensoleillé à midi dans le 6ème arrondissement, où Dario me proposa d’aller déjeuner dans une brasserie avant de nous livrer à l’exercice de l’interview. Je passai ainsi environ deux heures en compagnie d’un cinéaste que j’adulais — et adule encore —, au cours desquelles il répondit avec la plus grande gentillesse à mes questions devant une énorme salade niçoise qu’il ne fit que picorer. « Lorsque je mange trop, plus moyen de travailler ! », déclara-t-il alors qu’il devait retrouver Gérard Brach un peu plus tard dans l’après-midi pour noircir quelques pages de scénario…
L’abondance de nourriture n’est pourtant pas incompatible avec la créativité. La preuve en est faite dès les premiers feuillets de cette passionnante autobiographie où Argento dit tout de la genèse, entre autres, de L’Oiseau au plumage de cristal (1969), son premier film, dont l’argument lui vint en songe à la faveur d’une sieste tunisienne pendant laquelle son organisme tâchait d’assimiler un copieux couscous (et l’on comprend ainsi qu’une digestion lourde fut à l’origine d’une longue carrière de « regista » !). Un chapitre après l’autre, le cinéaste égrène les titres de sa filmographie et, pour peu qu’on connaisse bien les œuvres de l’artiste, on sait donc à l’avance le contenu de beaucoup de pages à venir (sans compter qu’Argento a déjà pu livrer, au gré des innombrables interviews qu’il a accordées, certaines informations reprises dans le présent ouvrage). Mais peu importe : les chapitres consacrés aux pièces maîtresses de sa filmo sont captivants, riches à la fois d’anecdotes et de considérations plus profondes sur le processus créatif, sur le travail de réalisateur, de scénariste et de directeur d’acteurs. D’un naturel qu’il avoue timide, Argento se montre aussi étonnamment impudique, peu avare de révélations sur sa vie privée et amoureuse (l’épisode du sexe au téléphone avec son « premier amour » vaut son pesant de spaghetti alla puttanesca !). Les passages les plus surprenants concernent toutefois les plus grands imprévus de sa vie, par exemple quelques jours en prison, dans les années 1980, où il partagea une cellule avec trois taulards joueurs de cartes, suite à la manœuvre anonyme d’un individu malintentionné qui tenta de le faire passer pour un trafiquant de cocaïne !
Le livre compte près de 70 chapitres. Les derniers, qui passent en revue les titres les plus récents de son œuvre — et à la fois les moins marquants — ne sont pas d’un intérêt prodigieux, ils paraissent même un peu expédiés, mais le bouquin, une fois refermé, laisse l’impression revigorante d’avoir effectué un fascinant voyage dans le temps, où l’on croise aussi bien les grands noms de l’horreur à l’italienne (Bava père et fils, Michele Soavi, Umberto Lenzi et d’autres) que Bernardo Bertolucci, récemment disparu, ou le totémique Sergio Leone. Quelle trajectoire que celle de Dario Argento…