Écrit au début des années 2000 par Franco Ferrini, complice habituel de Dario Argento, le scénario d’Occhiali neri a pris la poussière pendant vingt ans avant d’être enfin tourné (la faute à la faillite de la maison de production Cecchi Gori, qui auparavant avait produit Opera, du même Argento). Entre-temps, étant communément admis que Le Syndrome de Stendhal (1996) est son dernier film d’importance, le maestro Dario a commis une série d’œuvrettes, des productions de peu d’ambition et de petite envergure tels que Dracula 3D, La terza madre, Il cartaio ou Giallo. De cette longue période maigre, on peut quand même sauver quelques titres, le film de cinéma Non ho sonno (avec Max von Sydow, 2001) et plusieurs productions pour la télévision : deux épisodes — Jenifer et Pelts — de la série Masters of Horror et le téléfilm Ti piace Hitchcock ?, diffusé en 2005 et auquel ressemble beaucoup, d’un point de vue esthétique, ce Dark Glasses (le titre international).
À Rome sévit un tueur qui s’en prend à des escorts de luxe, de celles qui trouvent leurs habitués parmi la clientèle des palaces de la via Veneto. Étranglées et égorgées au moyen d’une corde de violoncelle, les victimes sont au nombre de trois. La quatrième pourrait bien être Diana, une brune longiligne vivant confortablement de ses passes à 500 euros. Un soir tragique, prise en chasse par l’assassin à bord d’une camionnette blanche, la voiture de Diana finit sur le toit au milieu d’un carrefour, après avoir percuté un autre véhicule, celui d’une famille chinoise. Lorsqu’elle reprend conscience à l’hôpital, Diana est devenue aveugle. Bouleversée par son handicap, elle ne se doute pas que le maniaque en a toujours après elle…
La nouveauté n’est pas à chercher dans l’intrigue, celle d’un giallo ordinaire, ni du côté des petites marottes du réalisateur (les femmes-flics en talons, les proies féminines en jupette). L’originalité vient surtout du personnage de Xin, le premier enfant à tenir un rôle majeur dans un film d’Argento depuis Le Chat à neuf queues (1971). Rendu orphelin par l’accident de voiture impliquant la voiture de Diana, le gamin chinois de dix ans compose avec la prostituée infirme un duo-vedette assez inattendu, dépeint avec tendresse et dont on suit les mésaventures avec intérêt. Le meurtrier leur tourne autour et pourrait aussi s’en prendre à Rita, une auxiliaire de vie dévouée jouée par Asia Argento, agréablement naturelle dans la peau d’un personnage très ordinaire. Un plaisir, également, de retrouver, derrière les lunettes noires de Diana, Ilenia Pastorelli, révélée en 2015 par l’excellent On l’appelle Jeeg Robot de Gabriele Mainetti.
Au final, un bilan plutôt positif pour les amateurs de fantastique et de thrillers italiens, en tout cas ceux qui suivent les films de Dario Argento et pour qui un nouveau film du cinéaste constitue toujours, en soi, un petit événement (certains décèleront des réminiscences de l’éblouissant Ténèbres dans la scène d’ouverture et, naturellement, du Chat à neuf queues, où Argento mit aussi en scène un duo composé d’un enfant et d’un adulte aveugle). Tout de même, l’œuvre pèche par une écriture un peu légère (l’histoire est linéaire, les motivations de l’assassin carrément expédiées) et par une mise en scène inégale (en début de film, une longue agonie sanglante en pleine rue vaut le coup d’œil, tandis que la lutte finale contre le tueur s’abîme dans le grotesque). C’est un peu cruel à dire mais, face à Occhiali neri, les spectateurs d’aujourd’hui sans affinités particulières avec la filmographie d’Argento risquent de ne voir là qu’un programme sans grand relief, presque anecdotique.
Projeté en première mondiale à la dernière Berlinale, Occhiali neri est sorti fin février dans les salles italiennes. Aucune date officielle pour la France, mais le film sera projeté le 6 juillet à Paris aux abonnés de la Cinémathèque française.