Parmi les titres en couverture, il y en a un qui nous accroche tout de suite, « Spécial rock : entretien avec Philippe Manœuvre ». Et on s’ébahit de voir que l’article en question occupe pas moins de 14 pages. Sans doute pas loin du record du monde de longueur de l’interview de presse, mais c’est ce qu’il fallait pour rendre justice à la volubilité bien connue de l’intéressé ainsi qu’à la somme de tout ce qu’il a à raconter au sujet de ses « années Métal », lui qui ne dessinait pas mais écrivit plusieurs scénarios et surtout fut, comme il le qualifie lui-même, la « cheville ouvrière » de la rédaction du magazine, dans les années 1970-80. Au fil d’une chronologie forcément fourmillante d’anecdotes, Manœuvre, qui était également pigiste à Rock&Folk (dont il dirigera plus tard et pendant longtemps la rédaction), revient entre autres sur sa complicité immédiate avec le fondateur de la revue Jean-Pierre Dionnet. Il remonte aussi jusqu’à ses années d’ado, et on savoure dans ses paroles le portrait d’une sorte de proto-France assez effrayante, celle des années du gaullisme, un « âge préhistorique » où dans la rue « tout le monde avait une cravate », où la censure veillait au grain et se méfiait de la jeunesse autant que des auteurs de BD.
Et il est vrai qu’en ouvrant les yeux sur les pages de Métal Hurlant, l’acariâtre Madame Anastasie avait de quoi froncer : comme on peut à nouveau en prendre la pleine mesure, le magazine indépendant, né en 1975, n’avait pas grand-chose en commun avec le célèbre Pilote, à l’époque titre-phare de la presse BD française fondé notamment par Goscinny (lequel est d’ailleurs dézingué par Manœuvre dans l’interview précitée pour son côté « franco-franchouillard »). À Métal Hurlant, le public visé est adulte et à la recherche d’expériences graphiques inédites, comme est là pour en témoigner ce nouveau numéro best-of avec des planches qui villipendent la guerre (signées par Marc Caro, Arno, Philippe Druillet), qui s’épanouissent dans un surréalisme de la plus belle eau (voir La Débandade des frères Luc et François Schuiten, dont certains supposent — et ce n’est pas infondé — que l’œuvre a pu influencer Spielberg à l’époque d’E.T. l’Extraterrestre), voire qui s’affranchissent de toute contrainte narrative (Hydrogenèse de Caza, portfolio fascinant de six tableaux reproduits en pleine page, dessinés à l’encre de Chine et dont les effets de volume sont notamment dûs à une infinité de petits points piquetés un à un au Rotring).
Marquantes par leur singularité et leur radicalité esthétique, ces planches et bien d’autres (indispensables, Les Cinq Dernières Heures de Frank Margerin, p. 200, « pétage de plombs général » hilarant où le Français moyen se défoule dans les grandes largeurs en sachant la fin du monde imminente) sont donc à (re)découvrir tout au long de ce numéro 8 qui sera du reste le dernier opus « historique » du néo-Métal Hurlant. Jusqu’ici proposé en alternance avec des numéros à 100% créations nouvelles, ce Métal d’esprit vintage perdurera tout de même à partir de l’an prochain sous la forme d’un cahier d’une trentaine de pages inclus dans chaque numéro. Enfin, terminons cette chronique en signalant dans le sommaire une autre interview d’importance, avec Enki Bilal qui ne fait pas seulement le récit de sa proximité avec la rédaction de Métal Hurlant mais aussi s’inquiète de l’avenir de la bande dessinée et, plus généralement, de la création artistique dans son ensemble, menacée par l’idéologie rampante et liberticide de ce qu’il nomme à juste titre le maccarthysme woke. Le discours est amer, mais on le boit comme du petit lait.
En kiosque et librairie à partir du 23 août 2023.