En 1895, l’Empire français gouverné par le souverain Napoléon IV s’étend sur toute l’Europe et au-delà. Une domination rendue possible par la maîtrise absolue de l’énergie voltaïque, qui alimente tous les rouages de la société. Pour asseoir sa suprématie, l’« Empire électrique » peut aussi compter sur des auxiliaires très actifs et peu à cheval sur les cas d’éthique ou de morale. C’est le cas du Ministre de la Sûreté, le terrible Frédéric Larsan, être froid et calculateur, et d’un trio d’agents à ses ordres qu’il envoie accomplir diverses basses besognes au service de la toute-puissante raison d’État : la comtesse Cagliostro, une espionne doublée d’une scientifique, le frère Vacher, prétendument homme d’église mais surtout tueur impitoyable, et enfin le Valet, non un être humain mais un androïde capable d’usurper n’importe quelle identité. Lorsque notre histoire débute, la révolte couve du côté de Venise, où un émissaire secret du tsar Nicolas II s’efforce de convaincre le Doge de prendre part à un soulèvement armé contre l’hégémonie française. Mais Cagliostro, Vacher et le Valet sont déjà sur place…
Ce formidable roman fait suite à L’Empire électrique, recueil de nouvelles paru voilà deux ans, dans lesquelles Victor Fleury a posé les bases de son univers romanesque « voltapunk », un dix-neuvième siècle uchronique captivant où l’électricité est reine et dans lequel se croisent, voire s’affrontent, des figures historiques ou littéraires bien connues, empruntées à une pléiade d’auteurs. Un brillant coup d’essai, salué par la critique, mais dont la lecture n’est toutefois pas indispensable pour suivre le fil de ce nouveau récit. L’écriture fine et précise pose vite les jalons de cette étonnante techno-France bonapartiste, et on n’est jamais perdu malgré une intrigue non linéaire, aux nombreux flashbacks, et une succession de faits d’espionnage où les personnages, des plus retors, avancent leurs pions en dissimulant leur véritable visage. Et au centre de l’échiquier se trouve le Valet, l’homme artificiel, électrique, né des expériences d’un savant à la solde de la Sûreté. Dans le monde sans foi ni loi qui l’a vu naître, le Valet a tout d’une pièce rapportée : le personnage est doté d’un corps presque indestructible mais surtout d’une conscience — de soi, mais aussi des notions de bien et de mal. Utilisé tel un simple outil, le Valet est grossièrement endoctriné pour servir l’Empire, mais sa certitude naïve d’être « du bon côté », peu à peu, s’effrite sous le poids des horreurs que son service lui fait commettre.
Le personnage du « monstre » innocent manipulé ou traqué par des individus sans scrupules n’est pas neuf, il correspond au profil de la créature de Frankenstein et, pour ce qui est des robots, on peut trouver au Valet des prédécesseurs au cinéma (citons D.A.R.Y.L. de Simon Wincer, Short Circuit de John Badham ou le récent Chappie signé Neill Blomkamp… les plus hardis peuvent même pousser jusqu’à Universal Soldier avec JCVD !). Mais outre ses tribulations à travers l’Europe et l’Asie (le récit fait beaucoup voyager), le parcours du Valet n’est rien moins qu’une fascinante odyssée intérieure dans laquelle le personnage se construit en même temps qu’il se débat avec les lambeaux de sa mémoire, régulièrement et honteusement effacée par ses maîtres. Croisant, entre autres, des personnages chipés avec jubilation à l’œuvre de Bram Stoker ou de Jules Verne, le chemin de l’androïde vers la liberté va de pair avec son accomplissement en tant qu’être humain, étape ultime signifiée merveilleusement par sa capacité in fine à se choisir un nom et à produire des œuvres artistiques. Après un long chapitre cataclysmique (qui nous laisse le cœur battant et dont la fureur n’a rien à envier au final d’Akira d’Otomo), les ultimes pages concluent l’émouvante quête identitaire du héros par un épilogue d’une délicatesse infinie, l’auteur prenant congé du lecteur sur une note douce, solaire et apaisée. Chef d’œuvre ? Mais oui, clamons-le, sans détour et sans hésiter. Un chef-d’œuvre !
En librairie depuis le 20 février 2019.