J’avais d’abord envisagé d’intituler cette série d’articles « le voyage fantastique ». J’avais, avant de partir, prévu d’aborder des sujets qui me paraissaient incontournables : des écrivains mythiques et des lieux fameux ayant trait à la littérature fantastique, celle que je connais le mieux et que je pensais susceptible d’intéresser les lecteurs de Khimaira. J’ai pris des notes préliminaires, et vaguement planifié de me rendre à tel ou tel endroit. Puis, j’ai du me rendre à l’évidence : un véritable voyage ne se déroule jamais comme on l’avait prévu, et c’est bien ce qui en fait tout le sel.

Ceci est un carnet de route : il prend forme au fur et à mesure de ma traversée, et résulte de mes découvertes. Mais si mon périple est bien réel, dans le sens où, de fait, je suis en train de traverser les États-Unis en compagnie de mon homme, c’est aussi et peut-être avant tout une aventure imaginaire, et ceci pour plusieurs raisons.
D’abord bien sûr parce que ce voyage est toujours prétexte à aborder la littérature américaine, la littérature de fiction et non les essais ou les témoignages. Autant que faire se peut, j’essaierai de vous emmener dans les endroits où se déroulent certains romans… et d’emblée, cette perspective nous fait mettre un pied dans l’imaginaire. Notre regard sera influencé par l’idée de voir enfin de nos yeux les décors de telle ou telle histoire. Et progressivement, c’est mon imagination, et je l’espère un peu la votre, qui en sera transformée.

Alors voilà. Nous y sommes. Sur le seuil. Prêts à tomber d’un côté ou de l’autre… Ou bien à s’apercevoir que les frontières ne sont parfois que des concepts pratiques, mais versatiles.

 

Partie 1 : Three imaginary boys

A la mi-septembre de l’année 1981, un garçon du nom de Jack Sawyer, alors âgé de douze ans, quitta les rives du New Hampshire où il vivait avec sa mère, pour entreprendre la traversée des États-Unis. Il se rendait dans un endroit situé à l’exact opposé de celui dont il venait, sur la côte pacifique. A ceci près qu’il n’appartenait pas à notre monde, mais se situait dans un univers parallèle appelé Les Territoires.
Évidemment, cette histoire n’est pas réellement arrivée. C’est le scénario d’un roman co-écrit par Stephen King et Peter Straub, intitulé Le Talisman. Par contre, les routes empruntées par Jack existent bel et bien. Mais puisque ce livre est relativement méconnu, il faudrait peut-être que je commence par vous en dire plus.

Le roman débute alors que Jack, les mains enfoncées dans les poches de son jean, contemple l’océan gris. La plage est déserte, à l’exception d’une mouette, moins gracieuse que vorace. Au loin, la grande roue immobile du parc d’attraction, à présent fermé, figure l’horloge arrêtée sur cette journée maussade de fin d’été. Derrière Jack se trouve l’hôtel des Jardins de l’Alhambra, où sa mère s’est cloîtrée depuis leur arrivée. Jack sait qu’elle ne va pas bien, et qu’elle a peur, aussi, mais il a douze ans, et il ne sait pas quoi faire avec ces turpitudes d’adulte. La mouette le regarde, un mollusque à moitié dégluti dans le bec.

Plus tard, Jack se rend à la foire abandonnée. Il y a rencontré Speedy, un vieux noir comme on n’en trouve normalement que dans les histoires se déroulant en Louisiane. Un personnage à la fois rassurant et un peu étrange, qui parle peu mais pose toujours les bonnes questions. Tout en s’occupant de l’entretien des machines, celui-ci lui raconte une drôle d’histoire. Il lui parle d’un lieu qu’on appelle Les Territoires, et qui est gouverné par une reine endormie. Il lui dit que sa mère et la reine sont liées, qu’elles sont en quelque sorte le reflet l’une de l’autre, et que pour sauver l’une il faudra guérir l’autre. Et Jack finit par comprendre qu’il n’a pas vraiment le choix, que les choses sont déjà allées trop loin. Il se souvient de tous ces moments dans sa vie où deux réalités semblaient se chevaucher, il se souvient des disparitions mystérieuses de son père, et des hommes aux yeux jaunes et aux mains griffues qui, un jour, ont failli l’enlever. Il accepte donc de partir à la recherche du talisman qui réveillera la reine. Pour l’aider, Speedy lui fait don d’une bouteille contenant un liquide infecte lui permettant de se transporter instantanément dans les Territoires. Mais avertit bien le jeune garçon de ne l’utiliser qu’avec la plus grande prudence. Si les Territoires semblent accueillants, ils n’en sont pas moins dangereux, sans doute plus encore que ne peuvent l’être les États-Unis.

Inutile d’en dire plus, si ce n’est que ce roman risque de surprendre les amateurs de Stephen King comme ceux de Peter Straub, puisqu’il s’agit clairement de fantasy.

J’ai pris la route ce livre à la main, et s’il m’a paru constituer un bon préambule, c’est qu’il traite des frontières et du voyage. Comme Jack, je franchis des frontières tous les jours. Je traverse les états, et je vais et viens entre la réalité et la fiction.

C’est sur une route semblable, sous un ciel tout aussi plombé, que Jack a fait du stop en compagnie d’un homme-loup, priant pour ne pas faire de mauvaise rencontre.

Je ne crois pas que la fiction crée une autre réalité, ni qu’elle se contente d’habiller le quotidien. Je crois qu’elle est un mode de perception. Je ne crois pas que les semelles de Jack Sawyer aient foulé l’asphalte fissuré des routes de l’Illinois. Il arrive pourtant que la fiction soit relayée par toute une communauté, et qu’elle devienne alors une réalité quotidienne. Par le plus grand des hasards, ne sachant jamais à l’avance où je vais dormir, je suis arrivée, il y a quelques jours, dans une petite ville appelée Hannibal, dans le Missouri. Le bourg, agrippé aux collines comme pour s’éloigner du paresseux Mississippi, est la ville natale de Mark Twain.
Je n’avais pas du tout songé à évoquer Mark Twain dans ces pages, puisque j’avais pour but d’explorer l’oeuvre d’écrivains dits « de l’imaginaire ». Mais cette frontière-là m’a assez vite paru bien poreuse. Les écrivains sont tous des écrivains de l’imaginaire, sauf bien sûr s’ils choisissent de témoigner d’événements historiques (et encore…) Et s’il n’y ni elfes ni vampires dans l’oeuvre de Mark Twain, elle concourt pourtant à faire de Hannibal une ville imaginaire.
Je m’explique : nous, lecteurs de Khimaira, rêvons de mondes parallèles et de royaumes magiques peuplés de créatures fabuleuses (oui, bon, je caricature :)). Les habitants de Hannibal, eux, rêvent que les aventures de Tom Sawyer et de Huckleberry Finn ont réellement eu lieu, dans leur ville, leur « vraie » ville.

Bien sûr, ce genre de panneau a du être installé à l’usage des touristes… Mais le fantôme de Mark Twain est à ce point visible dans la ville qu’elle finit par en tirer toute son identité.

Hannibal

Et c’est ainsi que Mark Twain lui-même est, à son tour, devenu un personnage de fiction… Pensez au Fleuve d’éternité, ce livre de Philip Jose Farmer, dans lequel Mark Twain, aux commandes de son fabuleux steam-boat, tente de tracer son chemin dans un univers incompréhensible…

Les endroits comme Hannibal tirent leur substance de la fiction. Fiction assumée, rédigée comme telle par quelqu’un dont c’est le métier. Et fiction comme héritage, comme légende qui se développe au fil du temps. Au prochain épisode, je vous emmènerai dans une autre ville-fiction, fiction populaire cette fois-ci, incarnée et propagée par les gens eux-mêmes.