Londres dans les années de l’immédiat après-guerre, la ville accablée portant encore les stigmates innombrables du Blitz… Nous sommes en 1949, le héros (au sens purement littéraire du terme) de l’histoire porte le nom de Dennis Knuckleyard. Le jeune type de 18 ans n’a plus ni père ni mère, il subsiste en travaillant dans la librairie d’occasion d’Ada Benson, dite Ada Crevarde, chez qui il occupe, à l’étage, une petite chambre miteuse. L’existence ordinaire et déprimante de Dennis change du tout au tout lorsqu’un jour, sa patronne poitrinaire l’envoie prendre livraison d’un carton de livres rares chez un drôle de bibliophile. Le type profite de la transaction pour glisser un bouquin étrange dans le lot, un ouvrage dont il s’agit à tout prix de se débarrasser si, par malchance, on vient à l’avoir en sa possession…

Auteur de, entre autres, Watchmen, de Filles perdues, de La Ligue des gentlemen extraordinaires, Alan Moore compte parmi les plus grands noms de scénaristes du monde de la bande dessinée. Il est aussi auteur de plusieurs romans, dont voici le tout dernier. Le Grand Quand explore un territoire que Moore affectionne de faire passer au tamis de son imaginaire, en l’occurrence la ville de Londres, dont il a retracé le passé de théâtre des horreurs (celles perpétrées par Jack l’Éventreur) dans le célèbre From Hell, et pour laquelle il a fait entrevoir un possible destin fasciste dans le non moins renommé V For Vendetta. Cette fois, l’exploration de la capitale anglaise se fait au travers du regard candide d’un jeune personnage, pas loin d’être adulte mais dont l’esprit est encore bien ancré sur les rivages de l’enfance. L’aventure qui l’attend, grâce à — ou à cause de — ce fameux bouquin, le conduit à se retrouver plusieurs fois plongé dans une version occulte de Londres, une dimension parallèle à tous points de vue surréaliste et dangereuse où coexistent dans une anarchie cacophonique et parfaite tous les aspects de la grande cité au fil de l’Histoire.

Chaque immersion dans le capharnaüm de cette version de Londres foisonnante et magique est une épopée verbale dans laquelle Moore, s’exprimant en italiques, déroule une prose qu’on jurerait née du procédé de l’écriture automatique (un grand bravo au traducteur, Christophe Claro, qui a dû vivre un chemin de croix pour transposer cela en français). Ces passages déstabilisent le lecteur, pour le coup en phase avec le héros Dennis, déboussolé par tout ce qu’il voit, entend, sent et ressent. Mais passé le choc, la magie opère. Difficile de ne pas tomber amoureux de cet univers littéraire peuplé d’êtres fantastiques (qu’il serait ici illusoire d’essayer d’énumérer ou de décrire), et on ne peut que savourer la métaphore de l’évasion salutaire dans l’imaginaire pour garder la tête hors de l’eau grise de la vie ordinaire. Ordinaire et parfois difficile, et parfois dramatique.

L’intrigue, sinon, est passionnante, avec cette histoire de livre maudit et avec une galerie de personnages qu’on prend de plus en plus de plaisir à côtoyer au fil des chapitres. L’essentiel du récit, néanmoins, se passe dans la capitale anglaise que l’on connaît, en tout cas telle qu’elle était à la fin des années 1940. On n’est donc pas totalement paumé, et l’on savoure les virées dans les pubs enfumés autant que les dialogues bourrés de traits d’humour noir. Le roman est souvent très drôle, ici et là relevé de commentaires piquants sur notre époque actuelle (par exemple une allusion fine et critique sur l’omniprésence de nos téléphones portables, qui fait beaucoup rire). Le volume n’est que le premier tome d’un cycle de romans à venir intitulé Long London. Alors qu’on se le dise, une fois arrivé au bout, quel bonheur, ce n’est pas fini !

En librairie depuis le 9 octobre 2024.