Il ne s’agit pas d’un cas d’homonymie : le docteur Moreau dont il est question est bien le personnage imaginé par H. G. Wells dans L’Île du docteur Moreau : dans ce roman de 1896, Edward Pendrick, un naufragé, est recueilli sur une île tropicale par un savant fou, créateur, avec l’aide de son assistant Montgomery, d’une population d’hybrides entre l’Homme et l’animal. Porté plusieurs fois à l’écran (la dernière adaptation en date est celle, pas terrible, tournée en 1995 par John Frankenheimer, avec Marlon Brando dans le rôle-titre), le récit se voit à présent réinventé par la plume gracieuse de Silvia Moreno-Garcia. La romancière mexicaine ne change rien à l’époque — nous sommes toujours au 19e siècle — mais elle déplace le laboratoire de Moreau dans la péninsule du Yucatán, et le récit débute alors que le docteur embauche Montgomery, jeune Anglais aux penchants alcooliques qui vivait jusque-là d’expédients. Pas pour qu’il le seconde dans ses expériences (à leur rencontre, les créatures existent déjà), simplement pour faire office de « mayordomo » de son hacienda. Mais surtout, comme le titre l’indique, la principale innovation réside dans l’invention du personnage de Carlota, la fille du docteur, une poupée de 20 ans qui sera l’objet de masculines convoitises…
Moreno-Garcia cultive son goût pour les drames se jouant en vase clos. Après le manoir perché sur des hauteurs embrumées de son précédent roman (le très bon Mexican Gothic, 2021), nous voici dans une propriété isolée, loin de Mérida (la capitale du Yucatán) et dans laquelle Moreau peut mener ses expériences de génétique à l’abri des regards. Le cadre est idyllique, avec notamment un cénote où la ravissante Carlota aime aller nager et se rafraîchir. La jeune femme n’a rien connu d’autre que ce cadre de vie merveilleux et, un pied encore dans l’enfance, elle ne voudrait pour rien au monde quitter son petit paradis ni ses amis, les hybrides du docteur, qu’elle côtoie depuis sa naissance. La belle couverture, avec une série de surcadrages qui paraissent emprisonner une Carlota très sage dans une série de boîtes, vient pourtant suggérer que la fille du docteur n’est pas libre du tout, pour un ensemble de raisons qu’on découvre avec un vif intérêt, jusqu’à un coup de théâtre qui, hélas, n’a pas grand-chose d’une révélation car on le sent arriver de loin (si vous avez vu Cat People de Jacques Tourneur, c’est cuit !). C’est sans doute là la seule (petite) faiblesse du roman, où l’on retrouve sinon ce qui faisait le piment de Mexican Gothic, un art consommé de la dramaturgie et du dialogue, et un propos enthousiaste, jamais lourd ni pontifiant, sur l’émancipation féminine (Moreno-Garcia jour d’ailleurs la carte de la parité, la place de Montgomery, antihéros plutôt attachant, étant d’égale importance dans l’histoire à celle de Carlota). Quant à la dimension science-fictionnelle de l’intrigue, d’abord discrète, elle explose véritablement dans le dernier tiers de l’ouvrage, qui à la force des sentiments ajoute aussi un souffle chaud de western et d’aventures qui fait voler herbes folles et poussière, et qu’on respire sans retenue à pleins poumons.
En librairie depuis le 18 janvier 2023.