Si les super-héros ont fait une telle percée dans l’imaginaire populaire de l’hexagone ces dernières années, ce n’est pas seulement en raison du rouleau compresseur marketing des majors du cinéma autour des adaptations de comics. C’est aussi parce que la première génération de lecteurs de comics en France, qui fut bien plus nombreuse en son temps que celle d’aujourd’hui, est maintenant adulte et du côté des créateurs.
La Brigade Chimérique est l’oeuvre de certains de ces créateurs qui rendent hommage aux héros de leur enfance. Cette BD en 6 tomes format comics (le 6e vient de paraitre) malgré un début discret, a vite fait parler d’elle au vu de ses immenses qualités: outre la maitrise technique des auteurs, la réappropriation du mythe super-héroïque dans une version "à la française" constitue une vision originale et passionnante du sujet.
Et comme il y a aussi des biberonnés à la BD US parmi les créateurs de jdr, il n’a pas fallut longtemps pour qu’un projet de jeu de rôle se déroulant dans cette univers germe. Projet adopté par Sans Détour, en parfaite adéquation avec le reste de son catalogue pulp, la BD se déroulant dans les années 30. Elle imagine en effet que les super-héros ne sont pas nés aux USA mais en Europe, et que des évènements terrifiants aujourd’hui oublié les ont fait disparaitre du vieux continent. Les niveaux de lecture s’enchevêtrent dans cette histoire de manière ahurissante en mêlant réalité, fiction et histoire de la fiction.
Toute la difficulté d’une adaptation tient dans le fait de savoir si et comment cet esprit a été retranscrit. La réponse ne se trouve sans surprise pas dans la partie encyclopédique de ce livre de base. Cette dernière brosse de manière assez complète un portrait de l’Europe du Radium, l’énergie à la source des super-héros coincée entre deux époques, celle de la vapeur et celle de l’énergie atomique, à l’image de l’entre deux guerre. Elle possède toute les qualités d’un travail ayant la volonté de respecter la qualité de l’oeuvre d’origine (qualité d’écriture, cohérence des développements…), mais aussi les défauts qui vont avec, soit un manque certain de concret pour le rôliste.
Pour palier à ce manque, le livre de base à la bonne idée de comprendre une mini-campagne de trois scénarios. C’est bien entendu dans ces derniers, qui concrétisent les généralités de la partie encyclopédique, qu’il faut chercher l’esprit de la BD. En l’occurrence, si l’esprit pulp est bien là, la relecture historique dont se targue la Brigade transparait assez peu. La troisième aventure contredit même l’un des conseils donnés au MJ en envoyant les PJ sur Mars dans un esprit certes très pulp, mais qui n’a plus guère de rapports avec les enjeux réalistes et politiques de l’univers. Il ne faut cependant pas bouder trop vite notre plaisir: le livre de base offre une excellente base de côté, quand bien même un peu de travail sera nécessaire pour qui souhaite mettre mieux en avant les particularités des Brigades Chimériques.
Côté règle, les auteurs n’ont pas non plus lézardés, évitant la facilité d’un système générique pour produire un corpus spécifique et adapté à l’univers de la Brigade. Les personnages sont définis par six caractéristiques – jusque là tout va bien – puis par des profils et passe-temps, tous chiffrés de 1 à 6. Ces derniers constituent l’une des nombreuses idées bien vues des règles; plutôt que de cibler des compétences précises, profils et passe-temps définissent un ensemble flou de capacités. Leur liste même se révèle très bien pensée en offrant un bon compromis entre un cadrage trop strict et une description floue trop laxiste. Un même profil peut ainsi servir pour gérer plusieurs professions connexes, comme policier ou détective privée.
Les tests sont réalisés en additionnant 3d6, un attribut et un profil, le résultat devant dépasser la difficulté. L’écart entre les deux donne bien sûr une marge de réussite ou d’échec, qui peut être divisée ou multipliée en fonction du résultat d’un dé supplémentaire identifié par une couleur différente et représentant les aléas de la vie.
Les combats sont gérés par ordre d’initiative dans un tour par tour assez classique en apparence, les dégâts étant déterminés en croisant dommages et protection sur un tableau. La subtilité vient de l’utilisation d’une réserve de combat qui se régénère en entier à chaque tour et qui permet d’augmenter initiative, jet d’attaque, jet de défense ou jet de dégâts. Rajoutez une initiative pouvant elle-même être divisée entre plusieurs actions, et vous obtenez des règles assez tactiques sans être trop complexes – face à un système plutôt technique, il est même étonnant que les différentes actions possibles n’aient pas été mieux formalisées, mais c’est une goute d’eau qui n’entache guère la qualité de l’ensemble.
Impossible enfin de ne pas refermer cette critique sans évoqué la présentation, un aspect central lorsqu’il s’agit d’une adaptation de BD. Là encore, Sans détour n’a pas ménagé sa peine pour nous offrir l’un des plus beaux ouvrages du moment. Extraits de la BD et dessins originaux se mêlent parfaitement à une maquette des plus agréables. La qualité d’écriture quasi-irréprochable – le niveau est bien supérieur aux traductions du même éditeur, pour ceux qui se poseraient la question – achève de faire de ce livre de base une belle réussite. Au vu du nombre réduit de productions françaises de cette envergure, voilà une bonne raison pour ne pas passer à côté !