Dévoilé en première mondiale au 25ème Festival de Gérardmer (et multi-récompensé le soir du palmarès), Ghostland sera dans nos salles ce mercredi 14 mars. Un conte brutal autant que poétique, grâce auquel le réalisateur Pascal Laugier renoue avec une horreur frontale et sans concession, dix ans après le terrifiant Martyrs. Interdit aux moins de 16 ans, le film ne ménage pas les spectateurs qui, cela dit, en victimes consentantes, ne réclament que ça. Le responsable du cauchemar s’explique pour Khimaira.
La projection de Ghostland s’ouvre par le portrait d’Howard Phillips Lovecraft. Quels rapports entretenez-vous avec l’œuvre de cet auteur ?
Pascal Laugier : Ça fait longtemps que je connais le bonhomme et son travail ! C’est une passion d’adolescent. À 18 ans, je suis tombé en pamoison devant l’univers de Lovecraft, et plus tard, jeune adulte, j’ai été bouleversé par l’auteur lui-même et par sa vie. Cependant le film parle plus de l’admiration qu’Elizabeth Keller, mon personnage principal, porte à Lovecraft que de l’écrivain lui-même. Ghostland n’est pas du tout lovecraftien et il ne peut pas l’être car il est avant tout « Elizabeth-Kellerien ». Elizabeth, au départ, est une fan comme j’ai pu l’être au même âge, quand je bricolais des sous-Dario Argento à l’arrière de mon jardin. Beth écrit du sous-Lovecraft, elle n’a pas encore trouvé son style. Elle va faire l’expérience du mal, devenir quelqu’un d’autre et trouver sa voie d’auteur, d’artiste. Cela dit, Lovecraft apparaît bel et bien en personne dans le film et, lorsque j’ai vu le comédien Paul Titley arriver sur le plateau avec son maquillage, ça m’a bouleversé, j’ai eu l’impression d’avoir le vrai Lovecraft devant la caméra ! Paul a travaillé le personnage pendant des mois, s’est renseigné sur tout, il lui a inventé sa voix. C’était très troublant.
Outre le genre fantastique en littérature, le film fait ouvertement référence à l’univers des contes : grâce au décor de la maison, avec toutes les poupées, et par la façon dont une des victimes parle de ses agresseurs (elle dit qu’une sorcière et un ogre s’en sont pris à sa famille). Les contes sont-ils pour vous les histoires les plus effrayantes ? Lovecraft, d’ailleurs, qualifiait lui-même ses nouvelles de « contes »…
Les contes sont des histoires primitives qui scellent à jamais votre rapport à l’imaginaire et à l’importance que vous allez lui accorder. Ils vont déterminer si vous allez ou non oublier ce monde intérieur en approchant de l’âge adulte, ce qui n’a pas été mon cas : plus j’ai grandi, plus j’ai voulu retrouver ces étonnements d’enfant, être à l’écoute de ces contes. Je me suis dit que Ghostland pouvait ressembler à une gravure à la manière de Gustave Doré illustrant un conte de Perrault, mais en version hardcore.
Ghostland s’inscrit aussi dans une certaine tradition du récit d’horreur, avec cette maison qui, au départ étrange avec une abondance d’objets insolites, devient un lieu maléfique, avec des victimes prisonnières du sous-sol. La Maison en tant que décor-personnage était-elle une figure que vous teniez à visiter avec ce film ?
Oui, c’était capital, et tout de suite j’ai su que je voulais tourner dans une vraie maison et non dans un décor en studio. Je l’ai cherchée longtemps, pour faire de vraies découvertes et pour que ma caméra soit limitée dans ses angles, exactement comme le cerveau de la jeune Beth limite soigneusement le champ de ce qu’il conçoit. Je voulais que mes héroïnes se heurtent aux murs comme elles se cognent à leurs mondes intérieurs. Après il a fallu trouver cette maison, on a beaucoup galéré avant de tomber sur cette « farmhouse » très « stephen-kingienne » de la fin du dix-neuvième siècle dans la province canadienne du Manitoba.
On s’est servi de la maison comme d’une coquille à l’intérieur de laquelle on a tout refait : le papier peint, tous les objets… Et on a inventé un troisième étage qui n’existe pas, qu’on a filmé en réalité dans une grange juste en face. J’adorais l’idée d’une maison avec un étage de trop ! Quand on regarde la maison attentivement, on s’en aperçoit très vite. Un étage qui va prendre une sorte de dimension mentale à la fin du film, une pièce cérémoniale dans laquelle macèrent toutes les pulsions interdites des personnages.
Le scénario est surprenant : il y a un coup de théâtre, mais il survient en milieu de projection et non à la fin, contrairement à ce qu’on voit d’habitude. Aviez-vous cette originalité en tête dès le début de l’écriture ?
Mon envie initiale était d’écrire un personnage d’ado de quatorze ans, qui était un peu comme moi au même âge, mais malgré tout une ado d’aujourd’hui. Est-ce que ça existe toujours, une fille de cet âge qui n’aurait pas de téléphone portable, qui n’irait jamais sur les réseaux sociaux ? Une adolescente qui se pencherait encore sur une machine à écrire pour écrire des trucs sur des feuilles volantes ? Finalement je l’ai inventée : elle s’inscrit dans une verticalité, avec des origines, des modèles, des héros, en l’occurrence Lovecraft, qu’elle veut égaler dans l’excellence, et elle se construit comme ça, tandis que sa sœur, elle, est l’adolescente typique de notre époque avec les pieds sur terre et les deux mains sur le portable. L’intérêt est dans cet antagonisme. Après, seulement, j’ai trouvé ce basculement de point de vue, au milieu de l’histoire, et j’ai senti que je tenais vraiment un film, où c’est le réel qui devient l’intrus, et non le subjectif.
La question est posée à Beth dans Ghostland : d’où vous vient votre inspiration ?
Le scénario, on l’écrit tout seul, à partir de choses très personnelles, comme un sculpteur, on rabote, on lustre, on enlève, on remet, on soustrait, on additionne. À un moment donné, on a l’impression que l’écologie du film, comme dirait Cronenberg, est atteinte, en place, parfaitement cohérente. Dans une version du scénario, les méchants n’étaient pas comme ça, il manquait cette opposition, ce parallèle entre, d’un côté, la mère et ses filles et, de l’autre, le couple monstrueux de personnages androgynes auxquels elles doivent faire face. À vrai dire, je ne me sens pas tout à fait scénariste, bien que j’écrive tout seul à défaut d’avoir trouvé un co-auteur. Je me sens beaucoup plus à l’aise en tant que directeur d’acteurs sur le plateau, et la phase d’écriture est toujours extrêmement difficile pour moi. C’est pour ça que mes films partagent des structures un peu communes. Si je progresse à l’intérieur de mes limites, j’en suis ravi.
Vous avez tourné un clip avec Mylène Farmer pour sa chanson « City of Love » : est-ce cette expérience qui vous a incité à lui confier un rôle important dans Ghostland ? Elle n’avait eu jusque-là qu’une seule expérience face caméra dans un film de cinéma… N’y avait-il pas un risque de ne voir à l’écran que Mylène Farmer — la chanteuse que tout le monde connaît — plutôt que son personnage ?
Non, je n’ai jamais eu cette crainte. Je n’ai jamais eu peur que le mythe de l’icône Mylène Farmer efface le personnage qu’elle incarne car j’ai compris, lorsque je l’ai filmée et dirigée pour son clip, que c’était une vraie comédienne. En outre, quand vous commencez à être proche d’elle dans la vie, à partager des moments en sa compagnie, elle ne vient pas avec des fétiches, elle vient « toute seule », comme une femme. C’est une personne surprenante, intelligente et drôle, et c’est ainsi que je l’ai imaginée dans un rôle, comme je pourrais le faire avec n’importe quelle autre comédienne.
Comment préparez-vous avec les actrices le tournage des scènes les plus violentes ? Les séquences de torture/agression sont intenses pour le public, et j’imagine que cette tension devait être présente aussi sur le plateau…
J’essaie de créer de la passion et de la fièvre. Je fais un film tous les cinq, six ans. Je déteste l’idée que ça devienne une routine, et je veux qu’autour de la caméra on y croie à fond et qu’on s’investisse pleinement, sinon ce n’est pas drôle. Et mes scripts étant totalement au premier degré, ne pouvant exister qu’à partir de comédiens qui donnent énormément d’eux-mêmes, j’essaie de créer ce climat. C’est ma troupe d’actrices qui a fait du film ce qu’il est. Le tournage a été rude, j’ai frôlé des moments de grande désespérance, et à chaque fois que j’ai redouté de ne pas y arriver, je regardais une de « mes sœurs sur le plateau », qui se marrait dans un coin du décor, et je repartais pour un tour.
Un mot concernant Martyrs : dix ans après sa sortie, le film est devenu un classique moderne de l’horreur au cinéma. En même temps, le film est si intense et traumatisant que peu de gens sont à même de faire la démarche de le voir… Rétrospectivement, comment vivez-vous en tant qu’auteur avec ce « diamant noir » qui occupe une place à part dans votre filmographie ?
Martyrs est mon film le plus connu à l’international alors que c’est le plus radical, celui qui agresse le plus le public. C’est un parcours incroyable : le film a mis en effet sept, huit ans à devenir une sorte de petit classique culte comme peuvent l’être Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato ou La Dernière Maison sur la gauche de Wes Craven. Alors signer à son tour une œuvre comme ça, c’est extraordinaire. Mais j’ai eu peur qu’il me colle trop à la peau : un jour, Ruggero Deodato m’a dit, avec son accent italien inimitable, « tu verras, Pascal, tu auras le même problème que moi, tu auras fait cinquante films et on viendra encore et toujours te parler de Martyrs. » C’est pour ça, peut-être, que j’ai fait Ghostland, pour essayer de remettre le couvert.
J’ai une certaine distance ironique par rapport à tout ce qui s’est passé avec Martyrs. Une journaliste a écrit un article dans le New York Times pour expliquer pourquoi, dix ans plus tard, le film est important pour le 21ème siècle. Je lui ai envoyé un message pour qu’elle se rende compte qu’à la sortie du film, j’ai été insulté et qu’on a voulu me casser la gueule dans des festivals ! En même temps, j’ai venu venir à moi des adolescentes en larmes, qui avait reçu le film cinq sur cinq et me disaient : « Comment vous savez ? La douleur… ». C’était une sorte de partage.
Le cinéma d’horreur est le genre que j’ai le plus regardé étant adolescent, il est en lien étroit avec des sentiments très forts, parfois irrationnels, avec ce qu’il y a de pire dans la condition humaine. J’adore ce paradoxe de l’horreur en tant qu’objet artistique, qui consiste à puiser dans ce qu’il y a de pire pour en faire de l’or. C’est ce qui arrive à Beth dans Ghostland.
Retrouvez la chronique de Ghostland dans notre compte rendu du Festival de Gérardmer 2018.
Nos vifs remerciements à Pascal Laugier
ainsi qu’à Delphine Olivier pour l’organisation de cet entretien.