Denis Deprez possède cette faculté incroyable de réussir à transporter totalement le lecteur. Il nous plonge dans un récit fort qui submerge notre inconscient. Il nous perd dans des tourbillons de couleurs toutes plus belles les unes que les autres. Il nous tient en haleine par une relation des plus ambiguës entre un docteur fou et sa créature. Alors que les vagues se fracassent lourdement contre les rochers, les paysages défilent, les personnages disparaissent, et la créature reste…
En choisissant d’adapter le célèbre roman de Mary Shelley, Denis Deprez donne une nouvelle interprétation au mythe de Frankenstein. Encore plus de doute, plus de folie, plus d’incertitude… C’est cela qu’il choisit d’accentuer, pour que le lecteur puisse lui-même trouver sa propre interprétation. Dans la veine graphique d’un auteur comme Alberto Breccia, Denis Deprez nous offre un univers pictural très personnel. Un univers qui a séduit Khimaira. Un univers dans lequel il vous propose aujourd’hui de pénétrer…
Khimaira: Pouvez-vous nous expliquer votre parcours ainsi que votre implication dans la maison d’édition indépendante Frémok ?
Denis Deprez: Comment c’est ? Par où commencer ? Le Frémok est une danse étrange, convergence intellectuelle de quelques fous furieux. Peut-être j’ai oublié comment c’est. Mon parcours, longue errance. Rencontre avec des compagnons d’armes et de misères. Pluies, tempêtes, pierres. Je ne sais plus, c’est trop loin. Ils sont quatre. Les lignes se croisent, peut-être le long d’un canal. Pur hasard. Nous construisons des récits, comme des bombes à retardements. Explosion lente et calculée. Cimes, Gloria Lopez, Les Nébullaires et bientôt Le Château. Des vrais pièges à lecteurs. Enchaînements de cases dessinées.
Des livres, par où les prendre, dans quel sens. Frigobox, Frigorevues, collection Amphigouri. Des noms de guerre. Pour défricher, rentrer en guerre contre le code. Casser et reconstruire. Une nouvelle terre. Maintenant la terre du Frémok nord. Des insulaires. Tous !
Van Hasselt, voyageur impénitent, une vraie force de la nature. Sans concession, regard acerbe et affûté comme une lame de rasoir. Gloria Lopez, Brutalis, La petite main. Des plongées dans les grands fonds livresques. Fosses océaniques de l’âme humaine.
Fortemps, des grattages, crachats, traits noirs charbons. Christ halluciné des petits coins de campagne de notre belgitude. Cimes, Par les sillons, Coulisses. Des livres comme des démangeaisons épidermiques entre chaque case.
Deprez O., il déambule ! Dans des longs couloirs tout de planches et d’échardes. À la recherche de K.. Il vient de finir son grand œuvre. Le Château. On se perd avec lui. Où on est ?
Deprez D.. L’insulaire des insulaires ! Il a disparu, depuis quand, j’ai oublié. Il est loin. Dans des paysages de pierres, de falaises, de vagues, qui viennent s’écraser sur des pilastres d’un granit noir et dense. Il marche à la frontière de l’informe. Des créatures d’un autre temps croisent ses pas incertains. Les Nébullaires, Frankenstein et bientôt Othello.
À la dérive !
K: Comment vous est venue l’idée d’adapter Frankenstein de Mary Shelley en bande dessinée?
DD.: Pur hasard ! La créature était là ! Depuis longtemps, un livre sur Boris Karloff traîne dans un coin de l’atelier Frémok. J’étais dans un cul de sac narratif. Trouver un sujet, raconter, trouver un mouvement. Frankenstein de Mary Shelley. Dès la première lecture, la structure du roman, ces thèmes, les images défilent devant mes yeux. Images sombres et floues d’un homme dépassé par sa propre création.
K: Vous avez opté pour une adaptation assez fidèle au roman. Votre apport personnel se situerait plus du côté du rêve. A un moment donné, le docteur Frankenstein rêve de son petit frère mort, William. Son rêve se présente aussi comme annonciateur de la mort de sa bien-aimée, Elizabeth. Qu’est-ce qui vous plaisait dans l’ajout de cette dimension onirique ?
DD.: La dimension onirique c’était plonger dans l’âme tourmentée du Docteur Victor Frankenstein. De plus je voulais apporter une couche supplémentaire au récit, une façon de prendre une distance avec Mary Shelley. En lisant le récit de Shelley, je me disais que le premier narrateur pouvait très bien avoir tout inventé. Le capitaine Walton (le premier narrateur) était peut-être fou. Il était peut-être le créateur du docteur Frankenstein et de sa créature. Plus loin encore le personnage Margaret (à qui s’adresse tout le récit qui n’est qu’une longue lettre finalement) est peut-être elle-même l’instigatrice du récit (Margaret versus Mary Shelley). L’aspect onirique renvoie à cette idée de décalage, de folie possible, cela renforce le doute dans l’esprit du lecteur qui est obligé de plonger avec les personnages du récit pour se faire sa propre idée. La lecture devient alors dynamique.
K: A côté du rêve, la symbolique est aussi très présente. La symbolique du cercle revient plusieurs fois : à la p. 31 avec un cercle rouge et à la p. 54/55 avec le tour de la pierre et de l’agneau. Quelle interprétation derrière cela ?
DD.: La symbolique du cercle revient sans doute à ce que j’évoque à la question précédente. Le récit s’organise autour de quatre personnage clef :
– Margaret, la lectrice de la lettre du capitaine Walton
– Le capitaine Walton qui raconte son étrange aventure au pôle nord
– Le Docteur Victor Frankenstein
– La créature du Dr Frankenstein
Ces quatre personnages sont comme les quatre points cardinaux d’une boussole, un cercle narratif. Le cœur de toutes les tensions narratives. Le cercle, c’est aussi une limite, frontière entre la vie et la mort. Le cercle polaire. Le cycle de la vie. Le récit part d’un point pour y revenir, sorte de cercle narratif.
K: Le livre donne une part très important au monstre et à son apprentissage de l’humanité. Ce besoin des autres, ce côté « gentil », est d’autant plus ressenti lorsqu’il épie la famille du vieil homme aveugle. Dans votre version, la famille est réduite et par là, ce besoin d’humanité est moins développé. Volonté ou contrainte dû au média ?
DD.: J’aurais voulu développer un peu plus la séquence de la créature narrant sa venue au monde, le manque de place en nombre de page m’a obligé à être très elliptique. D’autre part mon adaptation se concentre surtout sur les liens monstrueux qui unissent et séparent le docteur Frankenstein et sa créature. La contrainte des 62 pages oblige à faire des choix qui oriente l’adaptation.
K: « Victor Frankenstein ! Tu es parti sans me donner de nom… » C’est la conclusion de votre album que vous avez choisie différente de celle du livre (où, après la mort de Frankenstein, le monstre se rend compte qu’il est le seul à encore devoir mourir). Pourquoi ce choix, pourquoi accentuer ce fait que le monstre n’a pas été nommé?
DD.: Le fait de s’attarder sur la non-nomination du monstre renforçait son aspect fantastique et donc plongeait le lecteur plus loin encore dans ces doutes. A la fin du livre le lecteur ne peut toujours pas avoir une idée précise sur l’identité de la créature, le mystère reste entier.
Le récit reste donc ouvert à toutes interprétations
K: Quelle interprétation personnelle donnez-vous à la vengeance du monstre et comment qualifieriez-vous la relation entre le créateur et la créature ? (Dès le départ, cette relation peut paraître surprenante puisque le docteur crée le monstre et dès qu’il le voit se réveiller, il s’enfuit…)
DD.: Le monstre ne comprend absolument pas ce qui lui arrive. Il revient des ténèbres, d’un monde de pure abstraction, la mort. Retrouver la lumière, un monde où il doit tout réapprendre. D’emblée la créature se retrouve seule pour affronter cette nouvelle naissance. Le rejet de la créature par son géniteur va conduire cette dernière vers la violence. La seule forme d’expression possible pour la créature reste la violence, la vengeance sera sa façon d’exister, d’être au monde, de laisser des traces.
Quant au docteur Frankenstein d’emblée il comprend qu’il a franchi une limite qui ne peut le conduire que vers sa propre perte. Il va donc renier et fuir sa créature.
K: Le visage du monstre ressemble très fort au visage de Boris Karloff. Les films « Frankenstein » et « La Fiancée de Frankenstein » de James Whale vous ont-ils inspiré ?
DD.: Volontairement, je n’ai regardé aucun film traitant de Frankenstein. Je voulais garder une ouverture esthétique la plus large possible et tirer mes références essentiellement de la peinture. Pour mettre en place un espace plastique et narratif particulier. La seule image que j’ai utilisée est une photo de Boris Karloff . Cet acteur étant devenu au fil du temps l’archétype de la créature du docteur Frankenstein j’ai utilisé son image pour lever toute ambiguité pour la perception de la créature. J’avais besoin que d’emblée le lecteur comprenne que c’était bien la créature du Docteur Frankenstein et aucune autre.
K: Connaissiez-vous les illustrations de Berni Wrightson ?
DD.: Absolument pas.
K: D’autres auteurs avaient déjà adapté de grands romans fantastiques en bande dessinée. Je pense notamment à Mattotti et Kramsky, auteurs de Dr Jekyll et Mr Hyde, paru également chez Casterman. Le travail de ces auteurs (ou d’autres) vous avait-il particulièrement séduit ?
DD.: Bien sûr, je connais le travail de Mattoti. Cependant je n’ai pas voulu lire son adaptation du roman de Stevenson avant d’avoir fini Frankenstein. Je voulais éviter une promiscuité plastique et narrative. Un autre auteur qui m’a aidé à mettre en place la première partie du
livre est assurément Alberto Breccia. Un dessinateur que j’ai pu rencontrer de son vivant et qui a travers l’œuvre qu’il a laissé continue à m’aider dans les chemins difficiles de la narration.
A un niveau plus plastique, l’œuvre de Francis Bacon, Rotko, Constable et de Vincent Van Gogh m’ont influencé dans mon approche esthétique.
K: Cet exercice d’adaptation est assez difficile puisqu’il touche des œuvres quasi mythiques, des classiques. Où se situe la difficulté au niveau de la construction du scénario ?
DD.: A contrario je dirais qu’il est assez facile d’adapter un roman comme Frankenstein. La structure du livre est tellement bien construite qu’il est assez aisé de garder l’essentiel du squelette narratif pour reconstruire l’adaptation du roman dans un autre media. Dans ce cas le passage du roman de plus de trois cent pages de littérature à soixante deux pages de bande dessinée fait appel à tous les paramètres propres à ce dernier media. C’est ce qui fait tout
l’intérêt du travail d’adaptation.
K: La puissance d’évocation de votre dessin est très forte. Tout n’est qu’esquisses et suggestions. Est-ce plus important pour vous de suggérer, pousser l’imagination de votre lecteur, plutôt que de montrer ?
DD.: Dans un récit, ce qui m’intéresse par dessus tout c’est de surprendre le lecteur, de ne jamais le laisser en paix dans sa lecture. Constamment il a des choix à opérer pour la bonne marche du récit. La lecture devient donc un acte dynamique. Mon choix de formes floues plutôt que figées sert assurément à créer un contexte d’incertitude chez le lecteur. Tout cela vient renforcer l’atmosphère particulière du récit.
K: Vous travaillez en couleurs directes. Expliquez-nous votre technique et comment vous effectuez le choix des couleurs.
DD.: J’utilise des tubes d’acryliques. La matière de l’acrylique se travaille en couche, les formes apparaissent parfois vite, parfois lentement. Ce medium se prête très bien à l’esthétique assez picturale mise en place dans Frankenstein. Avec une gamme assez restreinte de pigments (une petite dizaine tout au plus), il est possible de créer des atmosphères très différentes.
La gestion de la couleur est un exercice assez mental, très difficile à définir. Il y a bien évidemment la théorie des couleurs qui est un support de départ. Ensuite, ce sont les influences picturales et l’observation attentive de comment fonctionne les phénomènes de perception de la couleur. Tout cela est difficile à expliquer, c’est de l’ordre de l’intuition, de l’alchimie ou de la sorcellerie… Je ne sais pas !
K: Dans votre premier album, Les Nébulaires (Ed. Fréon), vous étiez aussi à la fois au dessin et au scénario. Seriez-vous tenté de travailler avec un autre scénariste ou dessinateur sur un album ? Pourquoi ?
DD.: Il est assez difficile pour moi d’envisager un travail avec un scénariste, j’envisage un récit d’une façon globale. La matière picturale de l’image est intimement liée à la matière du récit. Il y a là une osmose que je ne suis pas certain de retrouver si je devais travailler avec quelqu’un au scénario. Les rares tentatives ont très vite avorté.
K: Quel regard portez-vous sur la production actuelle de BD ?
DD.: Je lis très peu de bd. Non par snobisme mais actuellement, ma vie est assez remplie. Entre la famille (bientôt un troisième enfant), le travail, les romans et le cinéma, il reste très peu de temps pour lire la production actuelle en bande dessinée. Ce qui est certain, c’est que la production de bd est plus riche et diversifiée que jamais. Tant que les petites maisons d’édition survivent et restent un vivier pour les auteurs de demain, la bande dessinée gardent des beaux jours devant elle.
K: Vos projets ou vos envies en bande dessinée ?
DD.: Je travaille actuellement sur une adaptation du texte Othello de Shakespeare. Je garde en arrière fond un projet de récit “L’insulaire”. Un projet beaucoup plus expérimentale (dans le bon sens du terme, cela ne veux pas dire illisible) dans son approche du récit. J’espère pouvoir m’y replonger dès que possible.
« Les conseils de Denis Deprez »
– BD?
Mr Burrough de Pedro Nora et David Suarez (éd. FREMOK)
– Livre?
Route de Flandre de Claude Simon
– Musique?
100 TH WINDOW Massive Attack
– Ciné?
Tout Lars von Trier
– Le premier conseil à un jeune auteur BD qui voudrait se lancer?
Les règles sont faites pour être transcendées. Tout casser, puis reconstruire à sa façon les formes du récit. Beaucoup de courage et d’abnégation.