Il y a bien longtemps, les personnages des contes, appelés Fables, vivaient heureux dans leurs contrées. Puis l’Adversaire est arrivé, chassant Blanche Neige et autre Barbe Bleue vers le monde réel, le notre. Réorganisés sous la forme d’une ville dans la ville tenue à l’abri des regards humains, les Fables ont réinventé leur propre administration. Blanche Neige est l’adjointe au maire et se charge de tous les aspects pratiques, le Grand Méchant Loup est le shérif de cette petite société…
C’est l’idée de départ de Fables, une série décoiffante et multi-primée (Plusieurs Eisner Awards) écrite par Bill Willingham.
FABLES, LE COMICS
Il ne faudrait cependant pas croire que, de par son sujet, Fables est une bande dessinée pour enfant. Sous de multiples formes (policier, drame, romance…) son auteur n’hésite pas à aborder la violence, le sexe et la politique de manière frontale et parfois très crue. Ce style n’est d’ailleurs pas aussi éloigné de ses sources d’inspiration qu’on pourrait le croire. Il ne faut pas oublier que les contes sont moins édulcorés que ce que les versions popularisés par Disney peuvent nous faire croire.
Lorsque la série débute, les Fables sont réfugiés sur Terre depuis quelques siècles et ont notablement évolué par rapport à leur version d’origine. La première histoire est l’occasion de présenter les personnages et leur nouveau contexte. Il faut dire qu’en les déplaçant dans le monde réel, le scénariste a créé de nombreux décalages propices à un certain humour et à une petite critique sociale.
Les débuts de la série permettent surtout de poser un concept important pour la suite des événements : l’ensemble des contes sont considérés comme appartenant à un même univers imaginaire. Cette idée est typique de la BD américaine, en particulier des comics de super-héros. En effet, l’idée d’univers partagé existe depuis très longtemps chez des éditeurs comme D.C. et surtout Marvel. Spider-man et les X-Men sont par exemple supposés vivre dans le même univers et les aventures des uns peuvent avoir des répercutions sur les aventures des autres. Appliquée aux contes, nous obtenons l’idée que les Princes Charmants de Blanche Neige, de la Belle au Bois Dormants et de toutes les autres princesses sont… un seul et même personnage !
Les versions classiques de ces personnages ne sont cependant pas reniées. Willingham importe en effet un autre concept caractéristique des comics, la continuité. L’idée est qu’une histoire doit prendre en compte toutes celles qui l’ont précédées et l’ensemble des événements qui s’y sont déroulés. Par exemple si un personnage disparait, pas question de le réutiliser par la suite. Les contes sont ici considérés comme autant d’épisodes de la série Fables ayant précédés le numéro 1, ce qui permet aux personnages de conserver leur familiarité aux yeux du lecteur.
FABLES, CONTE ET COMICS
La particularité des contes par rapport aux autres types de récit, c’est qu’ils sont conscients de ne pas être réels. Ils ne cherchent ainsi pas à être réalistes et ne s’embarrassent pas d’une logique interne, n’hésitant pas à laisser en suspens dans les histoires des trous dans lesquels peut s’engouffrer le scénariste de Fables.
Le lecteur apprend ainsi que l’histoire des Trois Petits Cochons serait due à une « incompréhension » avec le Grand Méchant Loup, donnant à ce dernier un éclairage bien différent du simple méchant et lui permettant même de devenir shérif de la petite communauté sans que cela choque le lecteur. Mieux : le mystère qui règne sur cette affaire laisse aussi la place à de futurs développements.
Toutes les nouvelles idées apportées par la série permettent ainsi d’approfondir les personnages sans jamais rentrer en contradiction avec leurs sources originelles. Ainsi faire du prince de Blanche Neige le même que celui de la Belle au Bois Dormant, c’est lui donner immédiatement un caractère particulière frivole ! Trompée, Blanche Neige devient elle même logiquement un personnage froid et réfugiée dans son travail administratif. Et malgré l’armistice dont tous bénéficient depuis leur arrivée sur Terre, Barbe Bleue est présenté comme le tueur en série en puissance qu’il a toujours été mais dont la richesse donne une certaine impunité – la plupart des Fables ont aussi perdus leur fortune, mais certains ont eu la chance de la conserver ou ont su la reconstituer.
A l’évidence, cet univers partagé est un véritable point de départ pour faire évoluer les personnages de Fables tout en restant cohérent avec leur version connue du grand public.
FABLES, LE CONTE
Si l’on peut considérer les contes comme des épisodes de Fables, le contraire se révèle aussi vrai : Fables prend lui-même la structure d’un conte. Cela devient flagrant avec la seconde histoire. Nous y découvrons La Ferme », un lieu protégé des regards humains où habitent les fables ne pouvant pas se faire passer pour des hommes. C’est notamment le cas de tous les animaux comme les Trois Petits Cochons.
Mais voilà, ce qui devrait être un havre est vécu par ses habitants comme une prison, et le grondement sourd devient bientôt révolte bruyante. C’est l’occasion pour Willingham de nous régaler d’un remake de La Ferme aux Animaux. Dans ce roman de George Orwell, les animaux d’une ferme, fatigués d’être exploités, se révoltent et chassent leurs maîtres. Mais l’un des chefs de cette révolution, un cochon qui se renomme lui même Napoléon, transforme leurs idéaux en une tyrannie qui ressemblent finalement fort à ce que leur faisaient subir leurs anciens maîtres.
Outre la trame de l’histoire, les références communes abondent, à commencer par le lieu de l’action, la fameuse « Ferme ». Willingham fait aussi de l’un des petits cochons l’équivalent du Napoléon d’Orwell. Dans le roman, un autre cochon, plus idéaliste que son comparse et nommé Boule de Neige, fini assassiné par le tyran. Dans Fables, ce rôle est tenu par un autre des Petits Cochons. C’est aussi une référence plus indirecte (et peut être plus involontaire) à Blanche Neige, l’une des protagonistes central de cette histoire et de la série en général.
Pourquoi, alors, reprendre de manière aussi proche une autre histoire ? C’est dans sa finalité que se trouve la réponse. Pour Orwell, il s’agissait de critiquer l’URSS de Staline par rapport à celle, plus modérée, de Trotski. Dans Fables, ce propos est retourné contre les USA qui sert de modèle à l’administration des Fables. Sans compter que si les Fables sont obligés de se cacher, c’est aussi pour échapper à la politique intérieur des américains. Ne sont-ils pas, après tout, des clandestins ?
ET ILS VECURENT HEUREUX…
En remplaçant les Trois Petits Cochons tombés au combat par trois nouveaux cochons, la fin du second volume montre une autre idée essentielle de la série : les personnages des contes sont avant tout des concepts. C’est la fonction qu’ils occupent qui importe et non une incarnation particulière, celle-ci étant dans tous les cas remplaçable.
Le roman d’Orwell est un conte et en le reprenant, Fables en devient lui-même un. Ce retour aux sources est encore plus net dans le troisième volume. Celui ci démarre par une aventure de Jack aux haricots magiques en pleine période de guerre civile américaine qui constitue, plus encore que dans les précédents épisodes, un conte en soit tant dans sa thématique que dans sa narration. Mais c’est avec l’épisode qui clôture ce tome que Fables atteint son paroxysme. Il nous raconte les origines d’un rite pratiqué par les minuscules habitants de Smalltown et qui daterait des débuts de la guerre avec l’Adversaire. L’idée à la base de Fables est ainsi elle même devenu un conte, bouclant ainsi la boucle !
Il faut dire qu’en réinventant un art grand public, les comics avaient marché sur les traces des contes. C’est là le véritable génie de Fables : avoir permit à deux traditions populaires de se rejoindre.
Fables de Bill Willingham, neuf recueils disponibles en VO et en VF chez Semic (tome 1 et 2) et Panini Comics (tome 3 et suivants)