Dans la sélection du 29ème Festival du Film fantastique de Gérardmer (26-30 janvier), beaucoup de spectateurs même avant l’événement avaient pour favori dans la compétition le déjà multi-primé Les Innocents du Norvégien Eskil Vogt (entre autres Meilleur Film au Festival du Film fantastique de Strasbourg, en septembre dernier). Un sentiment qui aura perduré tout au long de la programmation, jusqu’à ce que le dernier film présenté au jury, le formidable Egō, encore jamais projeté nulle part, vienne rebattre les cartes. L’histoire d’une gymnaste de douze ans, Tinja, vivant sous la pression malsaine de sa mère et qui, un jour, voit sortir d’un œuf une créature qui deviendra son double. Des applaudissements nourris ont conclu la projection dimanche dernier, et le soir même, au palmarès, c’est bien Egō et nul autre film qui s’est adjugé le Grand Prix. Entretien avec la réalisatrice finlandaise Hanna Bergholm.
Khimaira : Hanna, quand vous étiez enfant, aviez-vous un ami imaginaire qui ressemblait à Alli, la créature de votre film ?
Hanna Bergholm : (Rires) Oui, j’ai eu quelques amis imaginaires, mais aucun d’eux ne ressemblait à Alli ! Je dois reconnaître qu’une partie de l’histoire d’Egō est liée à ces souvenirs d’enfance, quand je me racontais que mon placard abritait des monstres. Je redoutais qu’ils en sortent et, en même temps, j’étais attachée à l’idée que ces êtres fantastiques soient là, vivant cachés dans ma chambre.
Egō aborde plusieurs sujets : la relation compliquée entre une adolescente et sa mère, l’importance grandissante des réseaux sociaux, la quête du bonheur, que chacun conçoit à sa manière… Lequel de ces thèmes a été le point de départ de l’écriture du scénario ?
À l’origine, il y a une idée de notre scénariste, Ilja Rautsi, qui tenait en une seule phrase : un jeune garçon couve un œuf duquel sortira son « doppelgänger », son double maléfique. Une idée qui m’a plu, mais j’ai aussitôt proposé de parler plutôt d’une fille. C’est ainsi que nous avons commencé à écrire l’histoire. Et le premier thème important à s’être imposé, c’était celui de l’obligation pour la jeune héroïne de dissimuler ses émotions, voire de nier des traits de sa personnalité car elle sent qu’ils ne sont pas tolérés dans son milieu familial.
Ce qui est terrible, c’est que cette jeune fille doive se plier à la conception qu’a sa mère de la réussite et du bonheur…
C’est quelque chose qui a beaucoup touché Siiri, notre comédienne, qui avait douze ans au moment du tournage. Son personnage, Tinja, essaie autant qu’elle peut de donner satisfaction à sa mère, elle se dit qu’elle sera aimée en retour. Mais elle se rend compte que quoiqu’elle fasse, ce ne sera jamais assez. Et c’est horrible car elle doit prendre sur elle pour cacher sa frustration et toutes ses émotions négatives, des fardeaux qui s’incarnent en définitive dans le personnage du double. Siiri s’est d’ailleurs régalée à jouer cet alter-ego horrible, sans aucune retenue.
Avant de prendre peu à peu une forme humaine, le « doppelgänger » naît sous une tout autre forme, et son apparence proche de celle d’un personnage de dessin animé est très surprenante…
J’ai commencé à travailler sur l’aspect de la créature en collaboration avec deux graphistes, en Finlande. Je tenais à ce qu’au départ, son physique soit un peu tordu, déformé, avec des membres qui n’ont pas l’air d’être de la même taille. Ainsi elle était à l’opposé physique du corps parfait de la jeune fille, qui est gymnaste. La créature affiche également une certaine maigreur, qui fait écho aux probables troubles du comportement alimentaire de Tinja, qui se doit d’être parfaitement « fit » et mince. Et je tenais aussi à ce que cette chose ait de très grands yeux, d’où ce look proche du dessin animé : de prime abord, comme c’est une sorte d’oiseau qui fait la même taille que l’adolescente, on la voit comme un prédateur, comme une entité mauvaise. Mais ses grands yeux lui confèrent aussi une expression candide, et on comprend que c’est un être qui a besoin d’être aimé.
Et ce n’est pas une création en images de synthèse, vous avez eu recours à un animatronique !
Absolument, il était crucial pour moi que la créature soit bel et bien là, sur le plateau. On a eu recours à l’imagerie de synthèse uniquement dans deux plans, où cela nous a servi à faire s’élargir ses pupilles et appuyer ainsi son côté naïf, enfantin.
À qui avez-vous fait appel pour concevoir cet animatronique ?
J’ai recherché sur Google le « meilleur concepteur d’animatroniques au monde » et je suis tombée sur le nom de Gustav Hoegen, qui a auparavant travaillé sur les tournages des récents Star Wars, de Jurassic World, de Prometheus… Je l’ai contacté par e-mail en lui traçant les grandes lignes de mon script. À l’époque, il venait de finir son travail pour le dernier Star Wars et il s’est tout de suite montré hyper enthousiaste. Il aimait beaucoup l’histoire et tenait à être de l’aventure. Lui et son équipe ont conçu cette marionnette nécessitant cinq animateurs simultanés sur le plateau, qui télécommandaient les mouvements par l’intermédiaire de câbles. Gustav Hoegen lui-même s’est chargé d’animer le visage et de créer toutes les expressions faciales. Sinon, nous devions aussi faire appel à un expert pour les effets spéciaux de maquillage, et nous avons travaillé avec Conor O’Sullivan, qui a été nominé deux fois aux Oscars, notamment pour Il faut sauver le soldat Ryan. Il a aussi participé à The Dark Knight, à Game of Thrones… Lui aussi s’est montré très attaché au scénario.
Un scénario qui, par ailleurs, réussit à trouver le bon équilibre entre drame, horreur et comédie. Car on rit plus d’une fois pendant la projection…
Raconter une histoire dramatique sous l’angle du cinéma de genre, en l’occurrence du cinéma d’horreur, oui, c’était mon ambition. Ce qui est formidable avec le fantastique, c’est qu’il donne la possibilité de donner une représentation concrète aux émotions et aux sentiments, qui sont par essence invisibles, cachés. L’histoire se prêtait parfaitement à ce traitement. Quant à la tournure humoristique que prend le film plusieurs fois, je la trouve très naturelle car souvent, dans la vie, on réagit à des événements sérieux, graves, en adoptant une attitude comique. Et la projection de ce matin a été un moment formidable pour moi car le public a ri à chaque moment que moi-même je trouve très drôle.
Il me semble que les plus grands éclats de rire sont survenus à la suite des répliques atroces, scandaleuses prononcées avec aplomb par la mère de famille…
Ça commence quand elle annonce avec le sourire à sa fille qu’elle ressent de l’amour pour quelqu’un, que ça ne lui était jamais arrivé auparavant et que ce n’est pas du tout de sa famille dont elle parle ! Mais je n’ai rien inventé, j’ai vraiment entendu quelqu’un, un jour, tenir des propos semblables devant moi. Une mère de famille qui ne laissait ni à son mari ni à ses enfants d’autre choix que de suivre ses histoires de cœur et ses escapades, et d’observer en même temps qu’elle jusqu’où cela pourrait la mener. Donc le personnage a l’air outrancier, mais aussi incroyable que cela puisse paraître, il ne l’est pas tant que ça, j’ai vu que ce type de personne existe !
À côté d’elle, le père et le fils forment un drôle de duo. Comment est-ce que vous les définiriez ?
Avec une épouse comme la sienne, la stratégie de survie du père consiste à faire comme si de rien n’était, comme si tout était normal et que tout le monde était heureux dans le meilleur des mondes possible. C’est un peu comme certains enfants qui sont victimes de harcèlement à l’école : ils masquent la réalité en continuant de rire et de jouer, en faisant comme si tout allait bien. Quant au petit frère de Tinja, il me fait un peu de peine, un sentiment que je ne partage pas forcément avec les spectateurs car plusieurs personnes m’ont dit qu’elles le trouvaient super agaçant ! Mais il faut se rendre compte que c’est un gamin négligé par sa propre famille, ses parents portent toute leur attention sur sa sœur. Ils ne font pas attention à lui, et je trouve ça horrible.
Egō est aussi très abouti visuellement, et l’emploi des couleurs est d’une grande importance.
Oui, c’est par l’usage des couleurs que j’ai voulu susciter un sentiment diffus de malaise dans le public. Le cadre familial qu’on voit à l’écran tient du conte de fée, mais tout est trop lisse et parfait. Il est à l’image de la mère, qui veut avoir la main sur tout et dont la quête d’un bonheur sans tache se retrouve dans la décoration de toute la maison. D’où cette profusion de rose et de couleurs pâles, et ces éclairages uniformes. L’absence d’ombres permet également de signifier que la mère de famille refuse l’idée que quiconque dans sa maison puisse avoir des secrets.
Cette maison-bonbonnière avec ses tons pastel sont comme une vision de l’enfer à mes yeux !
Tout à fait ! Quand j’ai parlé de l’endroit à notre chef décorateur, je le lui ai décrit comme un salon funéraire. Tout est un peu mort dans cette maison, ce qui fait que j’ai eu l’idée des papiers peints représentant tout partout des fleurs séchées. La vision de cet intérieur s’avère plus lugubre que l’unique scène du film qui s’apparente à de l’horreur disons « classique », celle qui se déroule de nuit, sur la route en forêt, et qui est une séquence finalement beaucoup plus « normale » dans le contexte d’un film d’horreur !
J’aime beaucoup la scène d’ouverture, quand la corneille fait irruption dans le salon par la fenêtre ouverte. Elle montre qu’il suffit d’un rien, d’un petit élément extérieur inattendu pour tout fracasser dans votre vie…
C’est en effet la portée de cette scène. Bon, je reconnais qu’on a un peu forcé le trait et exagéré la quantité de verre brisé, mais c’est tout à fait l’idée !
C’est une excellente chose qu’on découvre un film d’horreur en provenance de Finlande : des productions finlandaises de ce genre, j’ai l’impression qu’il n’y en a pas tant que ça..
C’est juste, et j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi. Nous produisons toutes sortes de films, des drames, des comédies, mais pas souvent de fantastique ou d’horreur alors que, par ailleurs, la Finlande n’est pas hostile aux arts extrêmes puisque le pays est réputé pour être une terre fertile en matière de heavy metal. Mais je vais continuer dans cette voie, car j’adore la façon dont le fantastique ouvre des possibilités en matière de narration. Je suis en train de développer un nouveau script avec Ilja Rautsi, le scénariste d’Egō. C’est l’histoire d’un couple qui a son premier enfant. La maman sent qu’il y a quelque chose qui cloche avec son bébé, elle n’arrive pas à communiquer avec lui et, surtout, il est très poilu, il hurle tout le temps, même la nuit, et quand elle l’allaite, il la tète jusqu’au sang. Elle finit par se dire que l’enfant n’est pas humain, que c’est en réalité un troll et cela justifie, à ses yeux, qu’elle veuille mettre un terme à cette aliénation et qu’elle se montre agressive envers lui. Ce sera un film sur l’expérience douloureuse que peut être celle d’être mère !
Propos recueillis en janvier 2022 au 29ème Festival du Film fantastique de Gérardmer. Photo d’Hanna Bergholm © Pascal Gavoille.
Un grand merci à Molka Mhéni et Zvi David Fajol de Mensch Agency pour l’organisation de cet entretien.
La chronique d’Egō est à lire dans notre compte rendu du Festival de Gérardmer 2022. Sortie du film le 27 avril 2022, hélas pas en salles mais en vidéo…