Sortir deux albums studio la même année, ce n’est pas donné à tous les groupes, et c’est pourtant ce qu’a fait Ad Infinitum. Après Chapter I: Monarchy en avril, voici Chapter I Revisited, en fait un réenregistrement de l’album initial en formation acoustique. Rencontre avec Melissa Bonny, chanteuse du groupe et voix hyperactive de la scène metal.
Khimaira : Melissa, tu as enregistré des albums avec Evenmore, Rage of Light, à présent avec Ad Infinitum et, en plus de tout ça, tu es invitée régulièrement au sein d’autres formations comme Feuerschwanz, WarKings, Serenity… Une position enviable pour une chanteuse, en même temps ces sollicitations nombreuses ne doivent pas être simples à satisfaire…
Melissa Bonny : (Rires) Il faut savoir organiser son agenda ! En fait, j’ai de la chance : les groupes ne sont pas tous actifs au même moment. Rage of Light a sorti un album l’an passé, cette année ils sont repartis en phase d’écriture tandis qu’Ad Infinitum sort deux albums… Donc tout n’arrive pas de façon simultanée, et j’arrive bien à jongler.
Est-ce que ces contacts musicaux multiples t’ont permis de lier des amitiés fortes avec d’autres artistes de la scène metal ?
Oui, bien sûr, à commencer par Nik, le batteur d’Ad Infinitum. Nous nous sommes rencontrés en tournée avec Serenity et j’ai vite songé à lui proposer de rejoindre le groupe.
Comment as-tu fait connaissance d’Adrian et Jonas, les deux autres membres ?
Adrian m’a été recommandé par Nik, ils ont fait partie d’une formation avec orchestre — en Bavière, il me semble —, ils étaient à l’époque très jeunes. Quant à Jonas, je l’ai également rencontré en tournée l’an passé, et nous sommes aussi très vite devenus amis. Je tenais vraiment à m’entourer de gars avec qui je m’entendais bien, c’est-à-dire avec qui je pourrais passer un mois entier dans un « tour bus » sans qu’on en vienne à s’entre-tuer (rires) !
Le registre d’Ad Infinitum est très différent de celui de Rage of Light. Comment avez-vous décidé de la ligne musicale du groupe ?
Quand cela s’est décidé, j’étais encore seule dans le groupe. J’avais envisagé cet album comme un projet solo à sortir sur support numérique. Et puis, le temps passant, je me suis rendue compte que j’y consacrais beaucoup de moi-même, y compris sur le plan financier, et que ce serait quand même dommage de ne pas le jouer sur scène. D’où mon envie de former un vrai groupe au lieu de me limiter à une simple démarche en solo et en studio. Et les trois musiciens ont tout de suite adhéré à la direction que j’avais choisie. C’est une approche qui, du coup, est très différente de ce que j’ai connu auparavant — des musiciens rassemblés dans une salle de répète qui s’interrogent sur ce qu’ils ont envie de faire. Une expérience nouvelle et gratifiante car ça a très bien fonctionné.
Chapter I: Monarchy est un concept album, dans le sens où les chansons abordent un même sujet, la vie à la cour de Louis XIV. Pourquoi ce thème t‘a-t-il séduite ?
C’est une époque que j’ai appris à connaître à l’école, et ensuite à travers des films, des séries, des documentaires, etc. Wikipédia, aussi. C’est une période de l’Histoire qui me fascine. Maintenant, je n’avais pas envie de composer un concept-album typique, où il faut écouter la première chanson pour comprendre la deuxième, et ainsi de suite. Les paroles se détachent suffisamment des références historiques pour que les auditeurs puissent décider de se documenter à leur tour sur la période, ou sinon de prendre simplement plaisir à l’écoute.
Dans la chanson Marching On Versailles, il est question de révolte sociale contre les injustices et le pouvoir des nantis. Le morceau est porté par un souffle puissant, c’est un des plus marquants de l’album. Est-ce parce que le thème te touche particulièrement ?
Oui. C’est une question que j’avais déjà abordée de manière différente avec Rage of Light, mais je ne tenais pas à la traiter en évoquant la situation sociale actuelle. Je préférais l’inscrire dans un contexte historique et, ce faisant, inviter les gens à un voyage.
See You In Hell, la chanson et surtout le clip, me font penser à la célèbre Affaire des Poisons, qui a sérieusement perturbé la vie à la cour de Louis XIV. Est-ce cette histoire qui t’a inspirée ?
C’est bien cette référence que j’avais en tête ! J’avais envie de raconter une fiction à travers des faits historiques avérés, en l’occurrence l’Affaire des Poisons. Maintenant, je ne suis pas sûre que l’allusion saute aux yeux du public international, c’est peut-être une histoire qui est surtout célèbre chez les francophones.
Dans le clip de See You in Hell comme dans d’autres, tu apparais costumée, grimée. Est-ce un plaisir particulier pour toi de t’adonner à ce cosplay musical ?
J’adore sortir du quotidien, faire des choses insolites, et le déguisement est en effet un bon moyen d’y parvenir. Concernant les clips, ce n’est pas dans mes priorités, il faut vraiment que ça serve le groupe et la chanson, mais sinon j’adore me glisser ainsi dans un personnage et interpréter un rôle.
Comme celui de la « Reine des damnés » dans les vidéos de WarKings, par exemple ?
(rires) Oui, voilà, c’est tout à fait ça !
Le parti pris de WarKings concernant le chant est assez amusant : les parties en chant clair sont assurées par la voix masculine tandis que c’est toi, avec ta voix féminine, qui interprètes les parties en chant guttural…
C’est un commentaire qu’on a eu l’occasion de lire quelques fois, de la part de gens qui ont salué l’originalité de la démarche. Et ça aussi, c’est très gratifiant pour le travail qu’on a accompli.
Comment as-tu découvert tes aptitudes au chant guttural ?
L’idée de me consacrer à ce type de chant m’est venue en entendant la chanson Liar Liar de Kamelot [dans laquelle intervient la chanteuse d’Arch Enemy, Alissa White-Gluz — NdR]. J’ai adoré ce qu’Alissa fait avec sa voix et ça m’a paru tellement chouette que j’ai eu envie de le faire moi-même.
Et comment se forme-t-on au chant guttural ? Tu as fait appel à un professeur ?
Pour moi, ça a représenté de longues heures de recherche sur YouTube ! Au début, c’est vrai, je voulais faire appel à un prof, mais dans ma région il n’y avait personne. J’ai bien trouvé quelqu’un à Genève, à une heure de route de l’endroit où j’habitais à l’époque, mais ses cours étaient très chers ! Alors j’ai passé en revue des dizaines de vidéos, les premières ne m’ont guère aidée… et j’ai fini par tomber sur une fille qui expliquait cette technique de chant d’une façon totalement différente, et son approche m’a parlé. C’est grâce à elle que je suis parvenue à « créer » le son. Ensuite, pour maîtriser vraiment le sujet, il m’a fallu passer par de longues heures de répétitions, de perfectionnement.
Tu t’es perfectionnée au point d’enregistrer une reprise, avec Rage of Light, d’une des chansons les plus célèbres d’Amon Amarth, Twilight of the Thunder God. Est-ce qu’Amon Amarth a entendu cette version (à (re)voir ici) ?
(rires) Je n’en ai aucune idée ! On s’est fait peur avec cette reprise parce qu’il y a des chansons auxquelles il ne faut pas toucher si on ne peut pas le faire bien, et celle-là en fait partie. Mais on s’est quand même lancés. Après l’enregistrement et le tournage du clip, on était impatients de faire découvrir notre travail, et puis l’échéance de la sortie approchant, disons à une semaine du jour J, on s’est retrouvés tétanisés ! Et finalement cette reprise a été bien accueillie, c’était cool… Il y a bien eu quelques commentaires négatifs, voire déplaisants et qui n’avaient pas vraiment de sens, mais dans l’ensemble cette version de la chanson a été bien reçue, à tel point qu’aujourd’hui on vient encore nous en parler alors que c’était « juste » une cover qu’on voulait faire pour s’amuser. Et il me semble que c’est une des vidéos de Rage of Light qui ont été les plus vues, ce qui prouve que ce n’était pas un si mauvais choix !
Et le chant guttural est une facette de tes qualités vocales que tu réserves à Rage of Light, il y en a peu sur l’album d’Ad Infinitum…
Non, justement parce que je n’avais pas envie de reproduire ce que je fais avec Rage of Light. Cela dit, je sais que les gens aiment bien ce style et j’ai envisagé, avec le groupe, d’augmenter un peu la part du chant guttural dans un futur deuxième album. Mais ce sera une décision qu’on prendra au fil des compositions, on n’a pas envie de dénaturer notre son.
Les paroles de Revenge, à la fin de l’album, vont un peu à contre-courant de ce qu’on peut entendre dans les textes d’autres groupes, qui donnent plus dans le crédo « œil pour œil, dent pour dent ». Toi-même, est-ce que tu as été tentée un jour de céder à un désir de vengeance ou de revanche, qui t’aurait laissé un souvenir amer ?
Plusieurs titres de l’album m’ont été inspirés par des expériences personnelles, notamment cette chanson. On fait souvent, dans la vie, des expériences qui nous poussent vers des sentiments négatifs, par exemple le désir de revanche. Pour ma part, si on me fait un coup bas, si on me plante un couteau dans le dos, je préfère me relever de cette blessure et laisser ensuite le karma faire son travail plutôt que de m‘abaisser à chercher un moyen de représailles. C’est le message de Revenge.
La version acoustique de l’album, qui est sur le point de sortir, aurait-elle vu le jour si l’année s’était écoulée normalement, avec la possibilité de partir en tournée ?
Non, on a pris cette décision lorsqu’on s’est rendu compte qu’on n’allait pas pouvoir jouer l’album sur scène cette année. Nous avions une tournée prévue en septembre avec Visions Of Atlantis, finalement annulée, et on ne pouvait pas rester toute une année sans rien faire. Ce n’est pas comme si nous avions déjà dix albums derrière nous et que nous pouvions nous permettre une pause : il fallait qu’on offre quelque chose de supplémentaire. D’où ce projet d’album acoustique et le concert filmé à Cologne [sans public ; vidéo en bas de page — NdR]. C’était une manière de rester actifs et de remercier toutes les personnes qui nous ont soutenus depuis le lancement du groupe.
Le remaniement de l’album pour un set acoustique, était-ce un défi en termes d’écriture musicale ?
Adrian a fait un travail monstrueux, il a repris toutes les chansons en remplaçant les orchestrations par des guitares… Il y a passé des heures et des heures, il s’est retrouvé avec je ne sais combien de couches de guitares sur son ordinateur ! On ne voulait surtout pas que ce réenregistrement sonne comme une suite de chansons dépouillées, comme jouées autour d’un feu de camp, il fallait qu’on recrée une ambiance pour chaque morceau.
Lorsque vous pourrez être enfin sur scène devant le public, allez-vous ménager une partie acoustique dans le show ?
Ça va dépendre des opportunités : on n’a pas forcément beaucoup de temps sur scène si on joue en première partie, et dans ce cas-là on ne va faire que de l’électrique. On intégrera peut-être de l’acoustique quand on pourra avoir des sets de 45 minutes, une heure… On verra.
Je suis allé faire un tour sur ton compte Instagram et j’ai remarqué une brève vidéo dans laquelle tu travailles ton chant avec une chanson tirée de La Belle et la bête de Disney. Qu’est-ce que les chansons des films Disney représentent pour toi ?
C’est un exercice que je trouve intéressant par rapport à l’interprétation : une chanson de Disney, ce n’est pas juste du chant, c’est aussi une performance théâtrale et je trouve que c’est un bon exercice pour travailler la transmission d’émotions.
Floor Jansen a enregistré une reprise de Let It Go de La Reine des neiges tout récemment, je ne sais pas si tu as vu la vidéo ?
J’ai vu passer la news sur Instagram mais non, je n’ai pas encore visionné la vidéo. Mais je suis sûre que c’est magnifique !
Oui, même si on n’est pas fou de la chanson, ça reste la voix de Floor ! Toujours sur ton compte Instagram, j’ai repéré des constantes : beaucoup d’images de la nature et autant de photos et de vidéos te montrant en train de faire du sport. Est-ce que ces publications sont un moyen pour toi de promouvoir un mode de vie ?
J’aime bien, à travers mon compte, montrer qui je suis et ça inclut plusieurs facettes de ma vie. Je ne suis pas non plus la personne la plus active sur Instagram, je ne m’y connecte pas tous les jours, mais je tiens à faire part de choses positives et donc publier de la musique, du sport, pour montrer ce que je fais pour rester en bonne santé ou simplement pour me faire plaisir. Pour la nature aussi, oui, j’adore faire des balades, aller donner des carottes aux cerfs (rires)… Je trouve que le monde de la musique a beaucoup évolué et, aujourd’hui, les fans apprécient d’avoir un contact direct avec ce qui se passe dans la vie de leurs artistes préférés. Et ce n’est pas plus mal, en fait, de pouvoir être connectés comme ça avec les personnes qui nous suivent.
Une question rituelle que je pose souvent en fin d’interview : quel est le dernier album que tu as découvert ?
Le dernier album de Pyramaze, un groupe danois. C’est le groupe de Jacob Hansen, qui se trouve être la personne qui a enregistré et mixé notre album !
Et quel est le dernier album que tu as adoré de la première à la dernière note ?
Manifest, Le dernier album d’Amaranthe. J’ai pu assister à la création de l’album du début à la fin étant donné que mon copain n’est autre que le batteur du groupe ! J’ai entendu les premières démos et puis les suivantes, les enregistrements, les mix… J’ai vraiment assisté au processus entier et, en toute honnêteté, je trouve que c’est leur meilleur album, et en même temps l’un des meilleurs albums que j’aie entendu récemment.
Merci pour tes réponses, Melissa, il ne me reste plus qu’à te souhaiter une excellente soirée…
Merci à toi pour l’interview, c’était un moment très sympa !
Propos recueillis en novembre 2020. Danke schön an Lisa Gratzke, Napalm Records Berlin.
Chapter I Revisited d’Ad Infinitum sera disponible à partir du 4 décembre 2020. Et comme annoncé plus haut, la vidéo du concert enregistré par le groupe à Cologne il y a quelques mois :