Rencontre avec le Président du Jury des longs métrages du 31e Festival du Film fantastique de Gérardmer. Cette année, c’était à un grand nom de la littérature de l’imaginaire, Bernard Werber, qu’il fallait donner du « Mister President ». Interview entre deux projections.
Khimaira : Bernard, tu es écrivain et te voilà président du jury d’un festival de cinéma. Est-ce une expérience inédite pour toi ?
Bernard Werber : Être président, oui, c’est tout nouveau. Sinon j’ai déjà été membre du jury ici même, à Gérardmer. C’était en 1998, une des premières éditions du festival. Et il m’est ensuite arrivé de faire partie d’autres jurys ailleurs. J’aime beaucoup ça, il y a toute une dramaturgie qui s’installe lors des débats entre jurés, un peu comme dans Douze Hommes en colère. Les discussions vont bon train et puis, soudain, quelqu’un va pousser un coup de gueule et renverser la situation. S’il y avait des caméras pour filmer les délibérations dans les jurys, les gens seraient sûrement sur le cul de savoir pour quelles raisons tel ou tel prix a été attribué ! J’adore ces expériences, dans les festivals de cinéma comme dans ceux de littérature.
En revenant ici cette année, quelles étaient tes attentes en matière de découvertes de films ?
Voir le moins de films gore possible ! Je verse beaucoup plus dans le fantastique et la science-fiction que dans l’épouvante et l’horreur. Devant des scènes éprouvantes, je ne suis jamais insensible, je fais un réel transfert et je vis le moment comme si j’étais le personnage. Donc je n’aime pas, ça me plonge dans des énergies basses, ça m’épuise, et il faut que je fasse attention.
Le festival s’interroge cette année sur les adaptations filmées de romans. Parmi tes livres, y en a-t-il un en particulier que tu aimerais voir porté à l’écran ?
J’ai une formation de scénariste, ce qui fait que j’envisage à chaque fois mes histoires comme des films. Je découpe mes livres en utilisant la fonction plan de Word, à la manière d’un monteur qui découpe un film. Et j’ai moi-même tourné un long métrage, Nos amis les Terriens, qui n’a pas eu tellement de succès mais que je trouve original et qui a le mérite d’exister. Maintenant, si je dois nommer un titre que je serais intéressé de voir à l’écran, ce serait Les Thanatonautes. De tous mes romans, c’est le plus onirique, le plus merveilleux.
En termes de scénario ou de mise en scène, quel serait à ton avis le principal écueil à éviter pour aboutir à une adaptation réussie des Thanatonautes ? C’est un roman foisonnant, tout de même…
L’idéal serait d’en faire une série plutôt qu’un film. En deux heures de métrage, ce serait impossible de traiter correctement le livre, il faudrait faire des coupes partout. Tandis qu’une série en, disons, six à dix épisodes d’une heure serait à même de rendre tout le propos du roman. Après, le problème serait peut-être d’ordre culturel : la mise en scène nécessiterait beaucoup d’effets spéciaux, or peu de réalisateurs français savent les utiliser comme peuvent le faire les Américains. Et ce, même s’il existe en France d’excellents artistes des effets spéciaux. Simplement la qualité de leur travail n’est pas souvent mise en valeur dans notre cinéma, à tel point que beaucoup quittent le pays pour aller travailler aux États-Unis.
Et il faudrait aussi trouver le financement pour le faire…
Oui, et le problème, c’est qu’en France on a un problème avec le cinéma fantastique, et avec le cinéma de genre en général : les producteurs sont frileux, on sait que si un film entre dans ces catégories, il va intéresser un public qui n’est pas majoritaire, et il y a peu de chances qu’il soit diffusé le dimanche soir sur TF1. Pour l’instant, la plupart des productions tournées en France ont pour objectif de toucher la ménagère de plus ou moins 50 ans, qui elle, en général, n’aime pas trop ce qui sort de l’ordinaire, comme la science fiction ou les histoires à suspense, mais plutôt les comédies ou les drames psychologiques. Le public jeune, lui, serait demandeur de cinéma de genre, mais il n’intéresse pas beaucoup les diffuseurs et les publicitaires car son pouvoir d’achat est moindre : il ne se rend pas forcément dans les salles, où le prix de l’entrée est parfois dissuasif, et va attendre que les films passent à la télévision ou sur les plateformes. C’est ainsi qu’il s’est créé tout un écosystème du cinéma en France, qui n’est pas favorable à la production de films de genre. Mais c’est aussi pour cette raison que je suis ici, à Gérardmer, pour défendre ce cinéma et contribuer à ce que la situation évolue.
Peut-on en dire autant de la littérature de genre en France ?
On peut en effet constater que les prix littéraires attribués chaque année ne récompensent que des romans psychologiques ou des drames sociaux, qui constituent l’essentiel de la littérature blanche. On tourne toujours en rond autour des mêmes thèmes, avec quelqu’un qui parle au lecteur de ses problèmes de dépression ou de ses problèmes de couple.
Ton dernier coup de cœur en matière de littérature « non blanche », qu’est-ce que c’est ?
Là, tu me poses une colle parce que je lis surtout de la « vieille » science-fiction, des romans publiés dans les années 1980 par exemple. Cela dit, je suis en train de lire Le Problème à trois corps de l’auteur chinois Liu Cixin. Le problème, c’est que j’en suis à la page 200 et l’intrigue n’a toujours pas démarré ! Beaucoup de gens me l’ont recommandé alors j’essaie de tenir le coup, d’arriver jusqu’à la page 400… Je ne dirai donc pas que c’est pour l’instant un coup de cœur, juste une expérience pénible, mais je serre les dents en me disant qu’il y aura une récompense au bout !
Le Problème à trois corps a d’ailleurs été adapté en série par Netflix. Parmi les adaptations que tu as vues de romans fantastiques ou de SF, y en a-t-il que tu trouves admirablement réussies ?
2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick. Je trouve même le film dix fois plus intéressant que la nouvelle dont il est adapté, La Sentinelle d’Arthur C. Clarke. Pour l’anecdote, une fois le film sorti, Kubrick a proposé à Clarke de novéliser son scénario, et Clarke s’est aperçu en s’attelant à la tâche qu’il ne comprenait pas le film que Kubrick avait tiré de son histoire. Après coup, Clarke a écrit une suite, 2010 : Odyssée deux, et on s’aperçoit à sa lecture que Kubrick avait vraiment sublimé le texte initial, et que le travail de Clarke est en dessous. Il l’a reconnu lui-même, d’ailleurs. Et je trouve que Shining, toujours de Kubrick, est exactement dans le même cas.
Pas du point de vue de l’écrivain : Stephen King a toujours dit qu’il n’aimait pas ce que Kubrick avait fait de son roman…
En ce qui me concerne, je trouve le film bien meilleur que le livre.
Pour en revenir à tes propres romans, on peut constater qu’ils sont tous étroitement liés les uns aux autres. Existe-t-il chez toi une sorte de cartographie, mentale ou physique, qui te permet d’assembler tes histoires pour qu’elles forment un tout cohérent ? Ou bien ajoutes-tu simplement des éléments au fur et à mesure de l’inspiration pour construire ton univers romanesque ?
Une très bonne question… Si je prends l’exemple de la trilogie des Fourmis, j’avais au départ l’intention de n’écrire qu’un seul tome. Après sa sortie, j’ai vu que les gens ne comprenaient pas forcément le roman, en tout cas pas selon mes critères, alors j’ai décidé d’en écrire un autre, comme une deuxième pierre à l’édifice, puis un troisième. Alors de ce point de vue, en effet, un roman après l’autre j’essaie de construire comme une cathédrale. J’ajoute des pierres, des murs, des vitraux… Ai-je pour autant une vision globale de l’ensemble achevé ? En quelque sorte, dans la mesure où cela participe d’un projet final qu’on ne pourra juger qu’a posteriori, peut-être après ma mort, en tout cas quand il n’y aura plus de pierre à ajouter. En attendant je continue à empiler, et au fur et à mesure je me rends compte de quoi ça a l’air… Il me tarde le moment où un regard extérieur se portera sur ma démarche pour s’interroger sur l’ensemble du système et sur ce qu’il raconte.
On peut déjà dégager un thème récurrent, qui du reste est souvent abordé par la littérature et le cinéma fantastiques, celui du mystère de la mort et de l’au-delà. À titre personnel, quels rapports entretiens-tu avec les croyances, les peurs, les espérances liées à ce qui se trouve peut-être après la vie ?
Mon espérance serait qu’il y ait quelque chose de sympa après la mort ! Ce serait qu’il existe un projet de notre âme qui transcende nos vies mêmes… Je suis en plein dans ce genre de réflexion car c’est le thème de mon prochain livre. Ce que j’espère de l’après-mort, c’est la révélation d’une explication, d’une clé que jamais je n’aurais pu, de mon vivant, imaginer. Comme un état d’amour absolu, de compréhension absolue des choses, en d’autres mots un émerveillement.
Depuis un certain temps, tu présentes une série de conférences-spectacles dans lesquelles tu parles beaucoup d’hypnose, notamment d’hypnose régressive, et je serais curieux de savoir comment et par qui tu as été initié à cette discipline…
J’en ai eu un premier aperçu par une médium, Monique Parent Baccan. Pour le dire en deux mots, elle m’a raconté mes vies antérieures et j’ai trouvé ça amusant. Après je me suis prêté à l’hypnose régressive avec Philippe Leroux, et je me suis retrouvé comme dans un film, au point que je me suis dit qu’il y avait là une matière romanesque impressionnante, et une matière à faire un spectacle. Lors de ces représentations sur scène, j’aime l’idée de pouvoir faire vivre aux gens l’émerveillement dont j’ai fait moi-même l’expérience au cours de mes séances d’hypnose. D’accord, cela ne marche pas avec tout le monde, certains ont des blocages ou des préjugés, ils sont convaincus que ce n’est pas possible. Mais d’autres ne demandent qu’à voir.
Est-il justement facile de prêter foi à ce que l’on vit dans une séance d’hypnose régressive ?
Il n’est pas question de foi, à vrai dire, je ne suis pas dans la croyance. Je me définis comme agnostique : je ne sais pas alors j’expérimente, j’essaie de comprendre. Je ne suis pas sûr d’avoir eu des vies antérieures, de même que je ne suis pas sûr qu’il y ait quelque chose après la mort, mais ça me plaît d’y réfléchir et d’écrire à ce sujet. Ma première expérience d’hypnose régressive était extrêmement riche en détails, comme face à une situation réelle. Après est-il possible de déterminer s’il s’agit réellement de souvenirs ou s’il sagit d’une construction mentale, comme un rêve ? Pour moi, ce n’est pas intéressant de le savoir. L’idée d’une vérité, absolue et indiscutable, c’est une notion qui peut rassurer les gens qui en ont besoin. Mais on peut vivre sans avoir de certitudes, je dirais même que c’est souhaitable : de mon point de vue, quand on a des certitudes on est vieux, alors qu’on reste jeune tant qu’on a envie d’expérimenter et d’apprendre. Pour ma part, je me sens plus dans la peau d’un étudiant que dans celle d’un retraité !
Quelle est l’expérience la plus étrange que tu ais vécue ?
(Moment de réflexion) En 1992, environ un an après la parution des Fourmis, quelqu’un m’a proposé de prendre un joint. Je n’en avais jamais fumé, quand bien même j’avais déjà 30 ans, et ce fut ma toute première expérience de disparition du réel. J’avais envie de me retrouver dans un état de conscience altéré et c’est exactement ce que j’ai obtenu, en consommant cette marijuana de qualité spéciale : le gars qui me l’a donnée m’a expliqué que pour la marijuana comme pour le vin rouge, il y avait de la piquette comme du grand Bordeaux ! Et son herbe venait du Brésil, cultivée au soleil par des gens qui dans leur domaine étaient des artistes. Alors j’ai fumé ça tout en écoutant de la musique, Incantation de Mike Oldfield, qui a aussi joué un rôle important dans l’expérience ! J’estime que l’état de transe dans lequel je me suis retrouvé était dû à 70 % à la musique, 20 % à la marijuana. Et je gardais 10 % de conscience ! Une expérience un peu effrayante tout de même, j’ai basculé dans une autre dimension, j’ai eu peur de ne pas en revenir, peur que le réel avait disparu pour de bon et d’être devenu fou ! En fait, tous les produits avec un effet un tant soit peu psychotrope, y compris un simple verre de vin, ont vite fait de me mettre dans un état second. Et si par-dessus je rajoute l’écoute de musiques répétitives, je me mets à planer complètement. C’est un peu un don de naissance, cette facilité à se créer et à se plonger dans un monde artificiel. Mais il ne faut pas en abuser, notamment en écrivant même si je dois admettre que cela m’a aidé dans l’écriture de certains passages de L’Empire des anges, qui est de tous mes romans l’un de ceux que je préfère. Je me suis promis de ne jamais renouveler l’expérience, pour ne surtout pas associer l’écriture à la prise de produits. Cela deviendrait une prison, d’autant que je suis persuadé qu’il y a toujours un prix à payer après ce genre d’expérience. Je ne veux pas donner de leçon ni faire de prosélytisme, mais je pense qu’il y a un retour de bâton et que tout ce que tu peux éprouver de positif pendant le trip aura son pendant négatif après, dans une sorte d’état dépressif.
Quand tu écris, est-ce que tu le fais en musique ? ou bien as-tu besoin du silence ?
Je peux écouter de la musique lorsque j’écris des passages sans dialogue. Sinon j’ai besoin d’entendre les voix de mes personnages, et il ne faut pas que j’aie de la musique dans les oreilles. Pour les scènes de bataille, les scènes d’amour, les scènes de voyage… je choisis effectivement des musiques en rapport, des bandes originales de films en général car ce sont des compositions qui ont pour but de transporter de l’émotion pure. Ensuite, en communiquant ma playlist, je me dis que les lecteurs pourront écouter les mêmes morceaux et vivre la même expérience que moi pendant l’écriture.
Bernard, je te souhaite d’excellentes délibérations, en musique ou pas, avec les autres membres du jury ! Merci pour tes réponses.
Je t’en prie, merci à toi !
Propos recueillis en janvier 2024 au 31e Festival du Film fantastique de Gérardmer. Un entretien préparé avec le précieux concours de Nikita Anselm. Nos vifs remerciements à Alizée Morin du Public Système Cinéma pour avoir organisé cette entrevue.
Lors de la cérémonie de clôture du festival, dimanche 28 janvier, Bernard Werber et son jury (Caroline Anglade, Mélanie Bernier, Clovis Cornillac, Charlotte Gabris, Jean-Paul Salomé, Mathieu Turi et Sébastien Vaniček) ont décerné le Grand Prix au film Sleep de Jason Yu (Corée du Sud). Prix spécial attribué ex-aequo à Amelia’s Children (de Gabriel Abrantes, Portugal) et En Attendant la nuit (Céline Rouzet, France & Belgique). Retrouvez les chroniques de ces films et des autres titres de la compétition dans notre compte rendu de ce 31e festival.