Une entrevue “six pieds sous terre” avec Charlotte Wessels, qui nous a répondu en direct du sous-sol de sa maison, aux Pays-Bas. Aucune toile d’araignée dans la cave de la chanteuse, mais un “home studio” cosy où ont été composées les dix chansons de son nouvel album solo, Tales From Six Feet Under, volume II. Sortie le 7 octobre 2022 chez Napalm Records.
Khimaira : Pour commencer, Charlotte, un sujet que tu as dû aborder peut-être un millier de fois avec la presse depuis l’an dernier : l’annonce de ton départ de Delain a été soudaine, mais j’imagine que c’est une décision que tu n’as pas prise à la légère, tu l’as mûrement réfléchie…
Charlotte Wessels : L’idée de partir ne m’a pas non plus trotté dans la tête pendant des années, mais c’est vrai, je n’ai pas choisi de quitter le groupe du jour au lendemain. Cela dit, on ne m’a pas tellement interrogée à ce sujet, et je t’avouerai que je n’ai pas tant que ça envie de revenir dessus : j’ai publié un communiqué au moment de mon départ et il résume très bien tout ce que j’avais alors à déclarer. Ce n’est pas que je veuille me fermer à toute discussion franche, seulement on n’a pas grand-chose à gagner à se répandre en griefs dans les interviews…
Pour autant, tu n’as pas coupé les ponts avec ceux qui ont été tes partenaires dans le groupe ?
Non, au contraire, Timo, Otto et Joey vont même m’accompagner en tournée. C’est pour bientôt : la première scène de ma carrière en solo est prévue pour le 23 octobre.
Alors parlons du nouvel album qui arrive. La chanson Toxic, par exemple, est accompagnée d’un clip qui vient de sortir, et elle est très différente de tout ce que tu as pu interpréter auparavant. Et on comprend à l’écoute qu’il y a certaines choses qui te mettent très en colère…
C’est vrai, cette chanson est un peu bizarre par comparaison avec ce que j’ai fait jusqu’ici, et c’est aussi pour ça que j’ai tenu à ce qu’elle sorte en single. Il y est question de toutes sortes de poison, le populisme par exemple. Un couplet évoque aussi la vie d’une femme qui lutte pour conserver sa liberté, un thème qui, tout comme le titre, Toxic, rappelle l’histoire qu’a vécue Britney Spears, sa mise sous tutelle et le procès qu’elle a ensuite intenté à son père pour retrouver son autonomie. Depuis, la question de l’indépendance des femmes a été largement abordée dans la société, bien plus que ce que j’avais imaginé au moment où j’ai écrit les paroles… Quant au sentiment de colère que je peux ressentir, je le partage avec quantité de gens concernant plein d’autres sujets : je ne vois pas comment on peut porter le regard sur notre monde sans se mettre en colère, à moins d’être complètement indifférent aux problèmes actuels. C’est aussi un des messages de la chanson.
Un autre titre de l’album est sorti en single, Human To Ruin, avec aussi une tonalité très grave…
C’est une chanson qui parle des pensées qu’on en vient à ressasser quand on s’est engagé dans une relation sentimentale mais qu’on ne s’estime pas digne de l’amour qu’on reçoit. On redoute de ne pas être à la hauteur de ce que l’autre attend, on a peur de tout gâcher. C’est un peu la même chose lorsqu’on hésite à devenir parent : on doute d’être capable d’élever des enfants comme on le devrait et de leur faire du mal… En somme, un texte qui parle de la défiance vis-à-vis de soi-même, voire de la haine de soi. Non pas que je ressente le besoin d’exposer au monde ces sentiments intimes, mais il m’est déjà arrivé dans la vie d’éprouver ce genre d’insécurités… Alors la chanson force un peu le trait, sans doute, mais c’est une manière de mesurer à quel point les sentiments de ce type sont exagérés et, au fond, un peu idiots.
J’aimerais qu’on parle aussi d’un titre un peu moins récent, qu’on peut écouter sur l’album Tales From Six Feet Under, volume 1, sorti l’an dernier. Il s’agit d’Africken : était-ce la première fois que tu enregistrais une chanson en hollandais, ta langue maternelle?
La sortie du premier volume de Tales From Six Feet Under remonte en effet à un an, presque jour pour jour. Je l’ai enregistré grâce aux personnes qui me soutiennent via la plateforme Patreon : les gens ont souscrit sur la plateforme, de sorte que j’ai pu enregistrer et diffuser une nouvelle chanson par mois pendant deux ans. Tales From Six Feet Under, volume I est une compilation des mes titres préférés composés pendant cette période. Et Africken en fait partie. Ce n’est pas la première fois que j’écrivais des paroles en hollandais mais oui, c’est la première chanson que j’ai enregistrée et diffusée dans cette langue — une manière de la rendre plus unique, disons. C’est ma démarche depuis mon départ de Delain, écrire une chanson par mois, à chaque fois en partant de zéro et sans raisonner en termes d’album. Pour résumer, la chanson adopte le point de vue d’une femme qu’on a enfermée dans une institution psychiatrique. Au fil de la chanson, on comprend qu’elle a commis un meurtre, qu’elle a tué quelqu’un qu’elle aimait et qu’elle serait susceptible de tuer à nouveau. Pour expliquer tout ce qui s’est passé, j’ai tenu à tourner un clip avec un vrai scénario et une esthétique de cinéma d’horreur.
Un clip superbe ! Et tu as donné de ta personne : si je ne m’abuse, c’est bien à cette occasion que tu t’es rasé la tête ?
En effet, à la fin du clip, je suis offerte en sacrifice à un monstre et on s’est demandé, avec le réalisateur, comment on pourrait faire pour que j’aie l’air très vulnérable dans cette scène. J’étais en train de discuter à distance, par écrans interposés, avec le reste de l’équipe quand j’ai d’un coup lancé cette idée : tiens, et si je me rasais le crâne ? Ça les a tous fait rire, ils ne m’ont pas prise au sérieux mais l’idée m’est restée, et deux jours avant le tournage, j’ai appelé la maquilleuse de plateau pour lui demander de sortir sa tondeuse (rires) !
J’ai décelé quelques influences cinématographiques dans cette vidéo, par exemple des clins d’œil au remake de Suspiria, sorti en 2018. Les robes rouges, les danseuses dans le vieil appartement…
Suspiria, oui, c’est exactement ça ! J’adore ce film ! Toi aussi ?
Et comment ! L’original de Dario Argento tout comme le remake…
Ce qui m’a entre autres poussée à aller le voir à sa sortie au cinéma, c’était le fait que la bande originale a été composée par Thom Yorke — et j’adore ce que fait Thom Yorke ! Pour profiter au mieux de la musique, il fallait absolument que je découvre le film en salle. C’est marrant parce que c’était dans un petit cinéma d’art & essai, en début de séance on était peut-être huit dans la salle et quand les lumières se sont rallumées, je me suis rendu compte que la moitié des gens étaient partis avant la fin !
Mais c’est une honte…
Eh oui, c’est comme ça. Pour eux, le film était sans doute trop… trop quelque chose, je ne saurais dire. Mais pas en ce qui me concerne : j’adore ce film et il a été effectivement une source d’inspiration pour la mise en scène du clip. Les robes rouges, comme tu l’as remarqué, sont directement inspirées des costumes de Suspiria. Il y a d’autres films qui m’ont influencée, Annihilation par exemple. Le Rituel, également, que je n’ai pas aimé plus que ça mais c’est un film de monstre — et je suis une grande fan de film de monstre !
Je l’ai vu aussi, il est tiré d’un bon roman d’Adam Nevill, que je te recommande si tu ne l’as pas lu : la seconde moitié de l’histoire est totalement différente du film. Il y est question de black metal, ce qui ne dit pas grand chose, sans doute, à la plupart des gens, d’où la réécriture de toute la fin…
J’ignorais complètement… Je te remercie pour l’info, il faudra que je mette la main sur ce bouquin !
Sinon, pourquoi considères-tu les chansons de tes deux albums solo comme des contes [“tales” en anglais — NdR] ? Et pourquoi venant de six pieds sous terre ?
Six pieds sous terre car je les ai composées dans mon petit home studio, aménagé dans le sous-sol de ma maison ! Donc ces chansons sont bel et bien nées, au sens propre, six pieds sous terre. Quant à l’appellation de contes… j’aurais pu, c’est vrai, intituler simplement l’album “Songs From Six Feet Under”, mais voilà : je les ai toutes énormément travaillées, à la note près, j’ai écrit et réécrit plein de paroles cinq ou six fois, jusqu’à ce que j’aie le sentiment de tenir une histoire… d’où mon envie de les appeler “tales” plutôt que chansons. Et puis, tous ces morceaux sont nés après mon départ de Delain, dans une période un peu irréelle où j’ai beaucoup pratiqué l’introspection, d’autant qu’on était encore en plein dans les confinements ! Tout cela rapetisse doucement dans le rétroviseur, j’espère qu’on n’aura plus jamais à rester enfermé chez soi, et que plus jamais je n’aurai à travailler seule sur ma musique, en programmant une boîte à rythme au lieu d’être accompagnée d’une vrai batteur, et sans pouvoir rencontrer d’autres musiciens. Et comme ça, je ne pourrai plus dire que mes chansons naissent six pieds sous terre !
D’où l’importance de ce concert qui arrive et dont tu parlais tout à l’heure, le 23 octobre…
Tout à fait ! Pendant la période de covid, j’ai donné deux concerts en live stream sur Internet, donc sans public devant moi et avec Timo pour seul musicien, qui m’a accompagnée à la guitare — tout le reste de la musique venant de mon ordinateur portable. Ce concert du 23 octobre, ce sera comme une double release party, à la fois pour Six Feet Under, volume 1, et pour le volume 2. En plus, la soirée aura lieu dans une salle hautement symbolique pour moi, le TivoliVredenburg à Utrecht, la scène où j’ai chanté pour la dernière fois avec Delain, avant la crise sanitaire. Ce fut d’ailleurs un concert fantastique, peut-être même le meilleur qu’on ait jamais donné, devant un public qui a communiqué énormément avec nous… Je me doute que retourner là sera une expérience très forte en émotions, avec Timo, Otto, Joey ainsi qu’une nouvelle musicienne, Sophia, qui sera aux claviers. Je suis encore un peu nerveuse mais il me tarde vraiment d’y être, ça va être génial !
Pour conclure, j’ai une double question rituelle que je pose en général aux musiciens que je rencontre en interview. Tout d’abord, en tant qu’auditrice, quel est le dernier album que tu as découvert ?
Ma dernière découverte, ce n’est pas vraiment un album, simplement quelques singles d’un groupe belge qui s’appelle Brutus. Je suis tombée dessus en écoutant des playlists sur Spotify, et j’ai beaucoup aimé.
Et quel est le dernier album que tu as adoré, de la première à la dernière note ?
Je dirais Impera, le dernier album de Ghost. Je ne m’attendais pas à l’apprécier autant, mais le résultat est là : c’est un super album, avec des chansons pour certaines très accrocheuses et d’autres un peu plus bizarres. Et le tout est parfaitement équilibré.
Je t’avoue que j’ai vécu l’expérience inverse : je m’attendais à l’adorer, et, mis à part deux ou trois titres, j’ai été un peu déçu… Je n’y ai pas retrouvé l’ambiance et le son des précédents albums.
Je vois ce que tu veux dire, il est peut-être un peu moins surprenant, et l’ouvrage est tellement maîtrisé qu’il peut sembler trop parfait…
Merci, Charlotte, d’avoir répondu à mes questions. On te souhaite le meilleur pour la sortie de Tales From Six Feet Under, volume 2 ! Et bien sûr une super soirée pour ton retour sur scène !
Je te remercie de me les avoir posées. Merci aussi de couvrir la sortie de mon album !
Propos recueillis en septembre 2022. Many thanks to Lisa Gratzke (Napalm Records Berlin).