Les publics nord-américains et britanniques ont pu découvrir au mois de mai Blood Machines, dernière réalisation de Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard. Les deux Français sont amis de longue date et bossent ensemble dans une parfaite osmose, au point qu’ils signent tous leurs travaux du pseudonyme commun Seth Ickerman. Tout naturellement, c’est d’une seule voix qu’ils ont réagi à notre aimable interrogatoire dans la capsule orbitale de Khimaira. Blood Machines, bande annonce, interview.
Khimaira : Bonjour Raphaël et Savitri, vous avez tourné en 2016 le clip Turbo Killer pour le compositeur de synthwave Carpenter Brut, qui apparaît aujourd’hui comme une préquelle de Blood Machines…
Seth Ickerman : Carpenter Brut nous avait donné carte blanche pour réaliser un clip sur Turbo Killer, son morceau le plus emblématique. Nous avons alors tenté de retrouver une certaine ambition cinématographique que l’on aimait dans les clips des années 1980, notamment ceux de Michael Jackson signés par Martin Scorsese, John Landis ou même Francis Ford Coppola… Dans notre idée, les quatre minutes de Turbo Killer devaient donner l’impression aux spectateurs de regarder une scène sortie d’un film plus important. Bien évidemment, ce film plus vaste n’existait pas, mais rapidement, cela nous est apparu évident que nous devions le réaliser. L’idée d’un « opéra cosmique » qui s’intitulerait Blood Machines était née, et c’est évidemment Carpenter Brut qui en composerait la B.O.
Quand est née votre attirance pour les univers de la science-fiction ?
Nous sommes des enfants des années 80, une période où le cinéma de science-fiction a pris un nouvel élan avec des cinéastes tels que Steven Spielberg, Ridley Scott, James Cameron… mais aussi grâce à des techniciens de talent qui ont permis au genre de construire des univers plus palpables et crédibles qu’auparavant. À cette époque, quand nous allions au cinéma, nous étions émerveillés par les histoires qui nous étaient contées, mais aussi par les prouesses techniques qui, dans nos yeux d’enfants, semblaient magiques… Nous repensons aussi avec une grande nostalgie aux longs métrages d’animation de René Laloux et particulièrement Les Maîtres du temps, qui nous avait particulièrement touchés. À l’époque, cela nous avait permis de découvrir aussi l’univers de Mœbius et, par ricochet, tous ces pairs du magazine Métal hurlant, qui ont largement influencé la science-fiction à travers le monde, Georges Lucas compris. Nous avons également de grands souvenirs TV avec les séries animées Cobra Space Adventure, Albator et bien d’autres… On est aussi obligés de parler de Star Wars : même si ce n’est pas de la science-fiction proprement dite, la première trilogie de Lucas a aussi largement œuvré pour le développement de ce genre. De la bande dessinée aux jeux vidéo, on avait de la science-fiction partout.
En littérature comme au cinéma, la S.F. allie parfois la science à la poésie, voire la technologie au mysticisme. Diriez-vous que votre travail s’inscrit dans cette démarche ?
Totalement. La science fiction nous passionne avant tout parce qu’elle nous permet de réfléchir sur l’être humain, son rôle dans l’univers, son futur… Toutefois, devant de telles questions métaphysiques, on se sent tout petits et complètement dépassés. Aussi, nous aimons aborder ces énigmes à travers le prisme de nos propres émotions, de notre feeling. Cela crée des concepts et des images symboliques qui amènent à réfléchir… On nous reproche parfois l’aspect abstrait de certaines de nos images mais, pour nous, c’est au contraire une façon de nous approcher d’une certaine forme de réalité, de vérité…
Il y a dans Blood Machines une prééminence des personnages féminins : l’intelligence artificielle du vaisseau est matérialisée sous la forme d’une sorte de figure de proue robotique aux formes féminines, puis l’I.A. évolue et, en s’incarnant, elle devient femme quasi divine. Le moins qu’on puisse dire est que les silhouettes mâles font pâle figure à côté d’elle…
Nous ne sommes pas tout à fait d’accord. Malgré les apparences, nous avons aussi beaucoup d’affection pour nos personnages masculins. Sur un plan purement formel, on ne les rabaisse pas, bien au contraire. Par exemple, si on regarde bien le personnage de Vascan, il y a une volonté de l’iconiser par la mise en scène — par ses postures, la lumière sur lui, les plans épiques comme lorsqu’il pose devant l’immensité de l’espace, etc. La vraie différence avec les femmes, c’est que cette valorisation est sans cesse démontée par les actes détestables du personnage. Mais tout n’est peut-être pas désespéré…
À ce jour, les ordinateurs même les plus perfectionnés n’ont pas plus d’intelligence — ou plus exactement de conscience — qu’un simple grille-pain. Pouvoir converser avec une machine au même titre qu’avec un être humain, est-ce une possibilité qui vous séduirait ?
La question est : si un robot agissait à 100% comme un humain, ne pourrions-nous pas alors le considérer comme tel ?
Mais imaginons une intelligence artificielle qui puisse acquérir, comme dans Blood Machines, la dimension d’une divinité : serait-ce une prospective envisageable — et souhaitable ? La science-fiction conçoit rarement cette éventualité comme une bénédiction, ce serait même plutôt le contraire…
Nous n’avons pas d’avis tranché… Beaucoup de scénarios sont possibles et il est intéressant de tous les envisager. Néanmoins, nous pourrions nous amuser à prolonger la réflexion de ta question précédente. En effet, les interrogations que nous avons sur le devenir des machines accédant à la conscience, ne pourrions-nous pas les avoir sur nous-mêmes qui en sommes déjà dotés ? D’une certaine manière, l’être humain se comporte comme une divinité toute puissante face à la nature qui l’entoure. Et, malgré son « humanité », est-ce véritablement une bénédiction pour ce monde ? Dans tous les cas, l’être humain a la capacité de faire des choix qui pourront le mener aussi bien au salut de son espèce que sur le chemin du chaos… Si les machines accèdent comme nous à la conscience, elles seront probablement confrontées aux mêmes choix. Notre propre capacité à nous en sortir (ou non) aujourd’hui est donc déjà un indice du devenir de nos machines et de leur disposition future à vivre en harmonie ou non avec notre espèce.
Comment s’organise votre travail en binôme ? Y a-t-il des tâches que vous vous répartissez selon des spécialités bien précises ?
Exactement, nous avons des compétences complémentaires. Pour autant, nous aimons l’idée que Seth Ickerman soit une seule et même personne, donc la question ne se pose pas (sourire).
Vos films, vos clips sont marqués par un sens esthétique très fort. Comment votre identité visuelle s’est-elle construite ? Y a-t-il des influences que vous citez volontiers ?
Blood Machines est en quelque sorte un exercice de style avec une esthétique très marquée. Dans ce cadre, nous n’avons pas hésité à faire clairement référence à telle ou telle œuvre classique. Nous pensons qu’elles sont d’ailleurs assez évidentes dans le film pour ne pas avoir à les citer… Cela dit, nous essayons toujours d’établir une sorte de dialogue avec ces influences. Certains plans, certains concepts pourront rappeler un film de science-fiction ou un autre, mais ils seront toujours réinterprétés dans notre propre univers avec nos propres réflexions… Cela crée des images inédites et nous permet alors véritablement d’entamer cette conversation avec nos aînés.
La vision du film révèle un travail de postproduction titanesque, mais j’imagine que la phase de préproduction a elle aussi été conséquente. Comment avez-vous préparé et planifié le tournage ? Le storyboard a dû être un élément très important, ne serait-ce que pour indiquer aux comédiens vos ambitions visuelles… ?
Faire un tel film avec le budget que nous avions paraissait impossible. Il a donc fallu ruser et trouver un équilibre entre le savoir-faire ultra-débrouille que nous avons acquis sur nos projets précédents et le monde plus pointu, en un sens plus rigide du cinéma dit traditionnel. On a donc effectivement beaucoup préparé le film en amont. En ce qui concerne le storyboard, nous avions besoin d’un outil plus précis pour faire comprendre à tout le monde ce qu’on voulait faire. Nous avons alors réalisé une animatique 3D de tout le film qui, à la fin, était devenu un petit dessin animé avec des personnages qui parlent vraiment.
Pour l’anecdote, nous n’avions pas le luxe de faire travailler nos acteurs en amont : nous avons alors récupéré dans tout un tas de films suédois des centaines de dialogues audio de quatre ou cinq acteurs. Avec cette banque de données, nous avons fait parler nos propres personnages en choisissant les prestations qui pouvaient correspondre au ton de ce qu’ils devaient eux-mêmes interpréter. Cela donnait des dialogues qui n’avaient aucun sens, mais avec la bonne interprétation. Nos équipes et nos acteurs qui eux, heureusement, ne parlaient pas suédois pouvaient alors suivre l’histoire avec les intentions des personnages et les sous-titres des vrais dialogues du film… Tout ça pour dire que nous avons sans cesse cherché à présenter une vision claire à nos équipes afin d’être le plus efficace possible, lors du tournage notamment…
Comment avez-vous recruté vos comédiens ? L’aisance en anglais a sans doute été un critère déterminant ?
Difficile de faire un film en anglais en France. Le choix est forcément plus restreint. Pour ce faire nous avons travaillé avec la directrice de casting Annette Trumel, qui avait travaillé sur la série Versailles, tournée en anglais. Elle avait donc une bonne vision des comédiens qui correspondaient à nos critères.
Le budget dont vous avez disposé vous a-t-il permis de concrétiser à l’image tout ce que vous aviez en tête ?
Blood Machines a été financé principalement avec le crowdfunding et également avec Shudder, la plateforme de streaming américaine. Cependant, malgré ces deux apports, notre budget n’était pas du tout à la hauteur de nos ambitions. Nous avons été obligés de faire, d’une part, pas mal de compromis et, d’autre part, beaucoup de choses par nous-mêmes, notamment une partie des décors et des effets spéciaux. Ça a été long et difficile, mais nous sommes parvenus au final à faire quelque chose qui, malgré les énormes contraintes budgétaires, parvient à tenir plus ou moins la route…
Il y a un symbole récurrent et très visible dans vos films, la croix inversée, qu’on retrouve au générique jusque dans la graphie du titre et celle de votre pseudonyme commun Seth Ickerman. Blood Machines est sorti en streaming dans les pays anglophones sur la plateforme Shudder, notamment aux États-Unis : ce n’est pas forcément évident d’imposer ce type de symbole pour une diffusion sur ce territoire ?
Étrangement, la censure et le puritanisme ne vient pas toujours de là où l’on croit… Ces codes n’ont rien d’extraordinaire dans l’histoire du cinéma et notamment dans la catégorie Horreur. Shudder est une plateforme spécialisée dans ce genre, et notre Blood Machines est loin d’être l’œuvre la plus dérangeante. Chez nous, toute cette imagerie reste très stylisée, pop et fantasmagorique.
Avant d’arriver en streaming, le film a fait une tournée impressionnante dans de nombreux festivals, entre autres en France, à Paris et Strasbourg. Quels souvenirs en gardez-vous ?
La chose la plus amusante, c’est que le film s’est construit au départ hors système. Puis, petit à petit, il a quand même réussi à s’y faire une place. Blood Machines est souvent considéré comme un film-ovni par son concept artistique et son format atypique, mais malgré tout, il a quand même donné l’envie aux programmateurs de l’avoir dans leurs festivals. Nous en sommes très fiers et très heureux. Pour l’Europe, le film est disponible pour quelques pays sur Vimeo On Demand ainsi que là où Shudder est implanté.
Pourquoi avoir choisi de découper le film en trois épisodes plutôt que de le diffuser comme un moyen métrage de 50 minutes ?
Le film a été pensé en un seul bloc. Pour des raisons de financements, nous avons accepté de le diviser en trois parties. C’était le souhait de Shudder, qui s’est associée au projet en cours de production. Le film a néanmoins une construction naturelle en trois parties : « naissance », « voyage » et « mort ». Artistiquement, nous pouvions donc faire ce compromis. Malgré tout, le film existe en une seule partie de 50 minutes et c’est comme ça que nous le présentons hors plateforme.
Une diffusion officielle est-elle prévue en Europe continentale et notamment en France ?
Le système français ne nous a pas aidés jusqu’à maintenant, c’est regrettable, mais nous continuons à penser que des choses sont possibles… Il y a en France une véritable envie de faire ce genre de film par ceux qui ont véritablement les mains dans le cambouis. Malgré son financement en partie américain, il est important de souligner que Blood Machines a été fabriqué à 99 % par des Français. Huit boîtes d’effets spéciaux françaises s’y sont investies — Trimaran, Black Lab, Reepost, Hecat Studio, Fabulous, Picsprod, Fauns, Pixel Commando —, et le tournage s’est déroulé en Picardie aux Studios Lamy. Aussi, le film n’est pas disponible en France pour l’instant, mais nous espérons qu’il pourra être vu très bientôt dans les meilleures conditions…
Si par hasard vous les aviez manqués, les deux clips que Seth Ickerman a tournés pour Carpenter Brut sont visibles sur Khimaira : cliquez ici pour voir Turbo Killer et ici pour découvrir Leather Teeth.