Sciences dures et littérature sont souvent irréconciliables dans l’esprit commun, pourtant certains oiseaux rares réussissent la fusion parfaite entre ces disciplines ! On connaissait déjà Licia Troisi, astrophysicienne italienne et romancière chérie des amoureux de fantasy, voici aujourd’hui Floriane Soulas, à la fois ingénieur en aéronautique, docteur en génie mécanique et… adepte de SF steampunk dont le premier roman Rouille a fait sensation en mai chez les libraires. Un livre que nous avons dévoré et adoré (lire ici la chronique), et qui justifiait pleinement que nous proposions à son auteure cet entretien. À peine rentrée de l’édition 2018 des fameuses Imaginales d’Épinal, Floriane s’est prêtée au jeu de questions-réponses de Khimaira…
Khimaira : Rouille aborde des préoccupations très actuelles : l’intrigue autour de Violante soulève la question de l’exploitation des femmes et des violences qui leur sont faites, le cadre steampunk interroge sur les dangers des velléités d’améliorer l’être humain en l’«augmentant ». L’avènement d’un monde technologique, également, scinde la société en deux groupes distincts qui vivent coupés l’un de l’autre. Le roman est-il né de ta volonté de préfigurer un avenir très sombre ?
Floriane Soulas : Si c’est le cas, je ne pense pas que c’était une volonté consciente à l’époque où j’ai rédigé Rouille. Mais quand je regarde autour de moi, et encore plus aujourd’hui où la société bouge énormément (notamment avec #metoo et la libération de la parole des femmes), je me rends compte que beaucoup de violences sont intégrées et banalisées au point qu’on ne les voit plus comme telles. Pourtant elles sont là, et une fois que le regard est décillé, impossible de faire demi-tour. Cela m’a énormément frappée après ma lecture de La Servante écarlate (et le visionnage de la série). Même si j’ai lu le livre après avoir écrit Rouille, cela suggère qu’une partie de moi était déjà consciente de tout cela et l’exprimait déjà à sa manière.
En ce qui concerne l’humain augmenté, c’est quelque chose qui est déjà en cours, seulement on ne le remarque déjà plus tant cela fait partie de notre quotidien. Une prothèse de hanche, un pacemaker, tout cela constitue une augmentation du corps, une mécanisation de l’humain. Reste à savoir si comme pour internet par exemple, un boom de ces technologies va émerger et jusqu’où nous irons. Je trouve cette thématique vraiment intéressante car elle pose des questions multiples et transverses tant autour de l’éthique, de la morale que de la science etc… ça cristallise énormément de questions de société.
Rouille s’apparente ouvertement à la science-fiction mais aussi, à plusieurs égards, à l’univers du conte — la robe magnifique et le chapitre (captivant) du bal, les « enfants perdus » qui survivent en recréant une microsociété souterraine. Dans quelle mesure le conte en tant que genre littéraire est-il primordial pour toi ?
J’adore les contes ! Le conte est essentiel parce qu’il est la source du roman à mon sens. La tradition orale, qui est le premier vecteur d’histoires de l’humanité, se transmet par les chansons et le conte. Par ailleurs, j’ai souvent parlé des contes (notamment sur ma chaine youtube) parce que leur double voire leur triple discours est fascinant. Il y a presque toujours deux niveaux de lecture dans un conte (accessibles par les enfants et les adultes) et derrière des morales simples, parfois douteuses, on trouve toujours une réflexion sur la société. De plus, nos premières histoires d’enfant ce sont les contes, ce sont eux qui nous éveillent à la lecture et aux livres, et ce dans toutes les cultures. Les livres de Jules Vernes par exemple, qu’on cite parmi les précurseurs du steampunk, se rapprochent énormément du conte aussi. Je pense qu’il y a toujours une part de merveilleux dans un roman de SFFF, un peu cachée dans cette volonté de montrer des mondes imaginaires et incroyables.
Les énormes zeppelins qui sillonnent le ciel de Paris ont-ils une valeur symbolique, ou reflètent-ils tout simplement ton attrait pour le monde de l’aviation et l’histoire de ses pionniers ?
Je suis une scientifique de formation et qui plus est je suis ingénieure dans l’aéronautique. J’ai grandi entourée de machines et d’avions, il était impensable pour moi de ne pas rendre hommage à mon enfance, mon métier et l’une de mes passions. J’ai donc fait voler des dirigeables dans Paris, tout simplement.
L’histoire a beau se dérouler en grande partie dans une maison close, ce n’est pas un récit qui comporte des passages à caractère sexuel, et les scènes de lit, malgré tout inévitables, sont plutôt éludées. Est-ce que tu tenais à éviter toute assimilation du roman à la littérature érotique ?
Ce n’est pas tant que je voulais éluder une assimilation à de la littérature érotique, mais plutôt le fait qu’il n’y a absolument rien d’érotique dans l’histoire que je raconte.
En passionnée de la Belle Epoque, il était évident pour moi que je voulais raconter le côté sombre de cette période. En effet, les maisons closes sont entourées d’une aura de fantasme très idéalisée. On imagine de belles femmes, dans de belles maisons feutrées, dans de belles tenues se donnant à des hommes dans une orgie de champagne et de musique. Si certaines (rares) maisons pouvaient se permettre de telles extravagances, la plupart des bordels étaient sordides et glauques, les filles séquestrées et souvent malades. Sachant cela, s’il était évident que mon héroïne serait une prostituée, il était encore plus évident pour moi qu’il n’y aurait pas de scène de sexe dans mon roman. Violante se prostitue, le sexe est son métier, ce n’est pas un plaisir. Elle couche avec des hommes tous les jours comme d’autres vont trimer à l’usine ou s’abimer les mains à coudre du linge. Je ne voyais pas l’intérêt d’en parler, on sait qu’elle le fait, pas besoin de s’étaler là-dessus. Son métier est acté. De plus, écrire une scène de sexe aurait été une façon d’érotiser la prostitution, ce que justement je ne voulais absolument pas faire.
Le théâtre que constitue la maison close a nécessité des descriptions précises de l’aspect de l’endroit, du rythme et des règles de vie de ses occupantes. Tout cela est-il le fruit de recherches ou s’agit-il d’une pure construction romanesque ? Le microcosme féminin, ses amitiés, ses jalousies, est lui aussi un cadre fécond : as-tu toi-même fait l’expérience de la vie dans une collectivité fermée et féminine, pensionnat, internat ou autres ? Et trouverait-on des réminiscences de cette expérience dans l’écriture ?
J’ai fait beaucoup de recherches sur les maisons closes entre 1890 et 1910 par passion depuis quelques années. J’ai lu beaucoup d’ouvrages, d’articles, j’ai vu des expositions, des films. La Belle Epoque est une période très fantasmée et il y a beaucoup de ressources sur le sujet, ainsi l’univers que je décris, s’il est légèrement romancé, tente quand même de rétablir une vérité historique. C’était important pour moi de montrer au maximum la réalité de ce que vivaient les filles enfermées dans les maisons closes.
En ce qui concerne le microcosme féminin, même si je n’ai pas connu l’internat j’ai souvent vécu entourée de femmes. Mes expériences en école d’ingénieur, où l’on vit en vase clos, entre nous en autarcie presque totale, ont sûrement un peu nourri ce roman.
Violante, le prénom de l’héroïne, est des plus insolites, voire improbable. D’où vient ce choix de la baptiser ainsi ? J’y verrais une allusion indirecte à Marthe Richard, mais je sur-interprète peut-être…
Alors pour le coup, et ce fut une surprise pour moi, j’ai découvert Jean Violan après avoir décidé du prénom de Violante. Mais il est possible que je l’aie déjà entendu quelque part sans m’en souvenir, on ne sait jamais. Une chose est sûre, c’est que ce prénom m’est venu immédiatement, c’est même l’une des premières choses du roman à laquelle j’ai pensé. Je l’aime beaucoup parce qu’il rappelle Violette, un prénom en usage à l’époque de l’histoire, mais garde un petit côté dur qui colle bien avec l’ambiance difficile du Paris que je décris. Je trouve qu’il a une sonorité uchronique qui marque les esprits.
Un passage pour moi particulièrement glaçant est celui où Armand raccompagne Violante à la maison close, après la balade en dirigeable et le viol dans le fiacre. Il lui lance que sans lui, elle n’est « rien d’autre qu’une putain ». C’est un des passages les plus cruels du roman. Dans quel état d’esprit l’as-tu écrit ?
Cette scène est vraiment très importante pour moi. Elle canalise tout l’esprit du monde dans lequel évolue Violante. Sous les belles robes et le champagne et les rires, Violante vit dans un monde très dur et cruel, elle ne doit pas l’oublier et elle doit se battre, parfois physiquement, pour en sortir.
C’est aussi la seule scène de sexe du livre, mais pour moi c’est avant tout une scène de pouvoir. Armand de Vaulnay assoit sa supériorité sur Violante de la pire façon qui soit : en lui rappelant son rang. Pendant un instant, elle redevient un objet qu’il peut utiliser à sa guise. C’était pour moi une façon de montrer qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences. C’est un passage charnière pour Violante qui réalise que la chance qu’elle pensait avoir de s’être trouvé un mécène comporte aussi une contrepartie. Encore une fois, elle va devoir se battre pour se sortir de ce monde, et elle comprend qu’elle y laissera quelques plumes.
L’un des personnages féminins, au destin tragique, Satine, me fait songer à celui joué par Nicole Kidman dans le film Moulin Rouge, dont l’action se passe d’ailleurs à la même époque que Rouille. Est-ce une coïncidence, une référence consciente ? Plus généralement, le cinéma est-il pour toi une source d’inspiration ?
Ma Satine est effectivement un hommage à celle du Moulin Rouge et leurs destins se ressemblent un peu. Il y a plusieurs petites références à des films ou des livres dans le roman, ou à des choses qui me sont chères. Le cinéma est pour moi une très grande source d’inspiration parce que j’écris de manière très cinématographique. Je vois mes scènes comme des plans séquences de cinéma, en 3D. De plus, mes premières références steampunk étaient visuelles, que ce soit une esthétique vestimentaire ou des films (Moulin rouge, Wild wild west, La cité des enfants perdus, la Croisée des mondes (le livre puis le film même s’il était raté), Le voyage dans la lune, La ligue des gentlemans extraordinaires, Van Helsing etc…) avec une esthétique très particulière qui annonçait le steampunk.
La trouvaille d’un empereur Napoléon IV et de son épouse est très amusante, même si le contexte politique reste résolument à l’arrière-plan et n’a pas d’importance cruciale dans le récit. Etait-ce un aspect de l’histoire que tu ne souhaitais pas creuser ?
Je me suis beaucoup amusée avec cette anecdote qui est surtout un clin d’œil pour des amis à moi passionnés d’histoire. C’est vrai que j’aurais aimé creuser un peu plus le côté politique que l’on retrouve dans le roman avec des personnages secondaires comme les préfets de police qui ont réellement existé (Louis Lépine et Marie-Charles Blanc). Mais dans le steampunk, on retrouve très souvent ces ficelles et des personnages célèbres de la haute société parisienne/londonienne ou autre. Moi, je voulais raconter l’envers du décor, je voulais montrer les choses qu’on a cachées, qu’on a volontairement oubliées de la Belle Epoque : les gens qui crevaient de faim dans la rue, les ouvrières obligées de se prostituer pour survivre, la drogue et la misère. La scène du bal est d’ailleurs un clin d’œil à ce steampunk plus lisse que j’avais l’habitude de trouver, où l’héroïne se retrouve dans un bal plein de barons et de princesses et passe une soirée incroyable. A la fin de ce fameux bal, Violante doit coucher avec son client et rentre chez elle sans avoir aperçu la reine. C’est juste une soirée comme les autres, les paillettes en plus.
Les derniers chapitres versent volontiers dans l’horreur, le sang coule, les héros endurent des sévices… On fait même la connaissance d’un savant fou dans la grande tradition du genre. Es-tu généralement attirée par l’horreur (au cinéma, en littérature), les chefs-d’œuvre du gore éveillent-ils tout ton intérêt ?
Je suis une grande fan de cinéma d’horreur avec une passion pour le cinéma de genre coréen et japonais, initiée par ma petite sœur. Et ce, en dépit du fait que je suis la plus grosse flippette de la terre et que je finis toujours par me cacher derrière un coussin.
J’aime beaucoup les romans d’horreur également, et dans ma jeunesse Stephen King a su me faire passer des nuits blanches assez mémorables.
Je voulais vraiment introduire une figure de savant fou, passionné par ses recherches au point qu’il ne fasse plus la différence entre le bien et le mal, et sans qu’il soit un personnage principal. C’est une référence subtile et détournée à mon propre côté scientifique et un hommage à la grande tradition du cinéma d’horreur.
Y a-t-il une réplique de Violante (ou d’un autre personnage) dont tu sois particulièrement fière ou qui résume parfaitement tes préoccupations et ton for intérieur ?
Ah oui, il y en a une. C’est toujours celle qui me vient en premier lorsque je pense à Rouille. Ce n’est pas que j’en sois particulièrement fière mais elle me parle beaucoup, bien que je sois incapable de l’appliquer pour moi-même. C’est une phrase de Madeleine, la tenancière des Jardins Mécaniques. Violante vient d’apprendre la disparition de Satine et Madeleine lui ordonne de se reprendre car elle doit retourner travailler comme si de rien n’était. Elle lui dit d’aller se préparer et surtout : « garde tes pensées loin de ton visage ».
Remerciements particuliers à Émilie Mathieu (éditeur Scrineo) pour avoir rendu possible cet entretien.