L’effervescence de la sortie du film de Guillermo Del Toro est à présent retombée, les hourras qui ont salué ses récompenses multiples — Oscars et Lion d’Or vénitien — se sont tus… Mais l’événement cinématographique est à double détente : conçu dès le départ, d’après Del Toro lui-même, comme une œuvre multi-supports, La Forme de l’eau est disponible depuis le mois de mars sous sa forme littéraire, éditée en France par Bragelonne. La jaquette du livre, identique à l’affiche du film, et les citations critiques en quatrième de couverture sont autant de rappels du succès de l’œuvre dans les salles, mais c’est pourtant bien un roman qu’il s’agit d’apprécier ici.
L’histoire imprimée s’avère conforme à ce qu’on a vu sur l’écran : captif d’un centre de recherche dans l’Amérique des années 1960, un être amphibie, mi-homme, mi-poisson, trouve son salut en la personne d’Elisa, agent d’entretien de l’équipe de nuit qui noue avec le prisonnier une relation amoureuse clandestine. La trame évoque la Belle et la bête ou King Kong, l’aspect de la créature est un hommage franc à l’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold. Coécrit par Del Toro et Daniel Kraus, le récit prolonge le plaisir de la projection en s’imposant comme une sorte de version longue, un « director’s cut » qui, transposé tel quel à l’image, aurait donné un métrage dépassant à vue de nez trois heures de projection. À la différence du film, les premiers chapitres comblent un vide narratif en relatant le périple amazonien de l’ignoble militaire Richard Strickland à la recherche de la créature, le « Deus Brânquia », le dieu à branchies, caché dans la forêt équatoriale et vénéré par les populations indigènes. Narrée en ouverture, l’odyssée d’un an et demi se veut peut-être digne d’Apocalypse Now ou d’Aguirre ou la Colère de Dieu, avec une immersion au cœur d’une nature sauvage impitoyable qui mène le personnage aux portes de la folie, et les auteurs auraient sans doute pu développer l’aventure sur un roman entier plutôt que de la retracer en une trentaine de pages. Cela dit l’apport est notable et éclaire notre lanterne sur la démence mortifère du protagoniste incarné dans le film par Michael Shannon.
Del Toro et Kraus prennent aussi le temps d’étoffer d’autres personnages d’arrière-plan, donnant notamment une vraie épaisseur à Elaine, l’épouse de Strickland, dans le film une quasi-figurante et dont les pensées et le parcours font ici l’objet de plusieurs chapitres. Elaine Strickland, stéréotype de la femme au foyer des années 1950, docile et normée, trouve au fil des pages le chemin de l’émancipation et apporte ainsi sa voix à un chœur immense de minorités, le « sexe faible » cantonné au repassage et aux fourneaux mais aussi les Noirs, les homosexuels, les infirmes, les étrangers au sens large (représentés symboliquement par la Créature), tous célébrés par le récit car opprimés par l’espèce dominante, l’Homme Blanc tout-puissant, sûr de sa virilité, martial et conquérant, et pourtant seul spécimen que les auteurs veulent priver d’avenir et mettre en échec. Une charge poétique, émouvante et puissante contre l’image d’une certaine Amérique rétrograde et machiste, et encore vivace de nos jours puisque personnifiée par l’actuel président des USA et ses sbires friqués et cravatés.
Passé un léger temps d’adaptation au style (la narration au présent et la brièveté des chapitres donnent parfois une impression de scénario à peine retouché et « novélisé »), La Forme de l’eau finit par séduire autant, voire plus, que son pendant à l’écran. Plusieurs incursions à la première personne dans l’esprit de Deus Brânquia, bien qu’arrivant tardivement, apportent une profondeur supplémentaire au personnage, et les auteurs, dans les pages finales, sortent de leur manche une très belle idée qui amplifie la dimension de conte merveilleux de leur histoire. Beaucoup de qualités qui justifient la lecture de ce volume, et peu importe qu’on ait vu le film ou pas.