La découverte de l’objet s’accompagne de plaisirs visuels qui, une fois le film plastique envolé, se font aussi tactiles : la pochette veloutée ponctuée de touches vernissées met en valeur le magnifique artwork rose, rouge et pourpre signé Rafaël Georges, alias Mandrovh. L’illustration donne le ton de l’album et livre de précieux indices sur son contenu. Au centre de l’image palpite un cœur rougeoyant, cramoisi, brisé de multiples fois et aux morceaux rassemblés, rapiécés. Preuve que sa propriétaire, au visage restant mystérieux, est une Dame qui résiste, résiste encore et toujours aux blessures des flèches décochées par le capricieux Cupidon. Abîmée, la Dame s’est endurcie, s’est construit une armure, mais à y bien regarder, ne demeure-t-elle pas un pantin à la merci de la violence parfois intense des sentiments ? À moins que ce soit elle qui, désormais, passe à l’offensive et, armée d’une pique, se plaise à son tour à pourfendre les cœurs !

Présence discrète et néanmoins essentielle de la chanson française, Nehl Aëlin nous propose à l’arrivée du printemps son nouvel album, le troisième (après Ghost of a Child en 2005 et Le Monde Saha, sept ans plus tard). Avec humilité, l’artiste s’efface derrière sa création, ne révélant son nom qu’à l’intérieur de la pochette.  Dédié à l’amour, ses bonheurs et ses tourments, La Dame qui piquait les cœurs, album de « chanson française cinématographique », fait tourner nos petites caméras intérieures, lesquelles captent des images tantôt furieuses et crues (« Au Menu »), tantôt tendres et d’une mélancolie sans fard, tel « Mon P’tit Bonheur », bijou de narration poétique néo-réaliste où, implacablement, on fait fi de la mauvaise réputation et où se dessine le portrait lumineux d’un enfant choyé et chéri, le plus beau trésor (« …un ange m’attend/Deux grands yeux clairs, les joues toutes roses/Y a tout l’printemps qu’est caché dans le cœur/De mon p’tit bonheur »).

Nehl Aëlin cultive la beauté, se passionne pour l’élégance du mot autant que pour son impact évocateur, toutefois le disque ne fait pas la part belle à la seule parole : la Dame est aussi compositrice, elle joue elle-même de multiples instruments, se fait accompagner d’une clarinette, d’un violoncelle, d’un alto… et la richesse des arrangements laisse l’auditeur sans voix. La Dame qui piquait les cœurs recèle une complexité forte de sons et d’ambiances qu’on n’a guère coutume d’entendre ailleurs, chez d’autres artistes de la chanson. Suprême surprise : tout l’album n’est pas chanté, et le sommaire recèle plusieurs pistes instrumentales — elles-mêmes d’inspiration très cinématographique — qui nous font voyager d’une chanson à l’autre, comme si la Dame vivait en un château dont nous visitions les pièces une à une en transitant par d’envoûtants corridors symphoniques.

Il est ahurissant de savoir qu’une œuvre aussi aboutie que celle-ci (ajoutons que la production est impeccable) ne doit rien à une hypothétique maison de disques soucieuse de donner aux gens de talent les moyens d’exprimer leur art. Aucun label ne soutient Nehl Aëlin, et le disque qu’on a entre les mains n’existe que grâce à une campagne de financement participatif, couronnée de succès — ce qui n’est pas toujours le cas ! — au-delà des espérances. En fin de livret, Nehl cite les noms de chacun de ses mécènes, parmi lesquels on reconnaît celui du cinéaste Jean-Pierre Jeunet (qui produisit Le Monde Saha, l’album précédent) ou encore une autre chanteuse, Gabrielle Morche, tourangelle comme Nehl et voix de la formation de metal symphonique Eidon. Envers et contre tout, La Dame qui piquait les cœurs : Les Caprices de Cupidon sera disponible le 22 mars 2018.

ENTRETIEN AVEC NEHL AËLIN

Nehl, le premier étonnement que suscite l’album vient de l’absence de ton nom sur la pochette. On ne le découvre qu’une fois le livret ouvert. Pourquoi cette discrétion ? Avec « la Dame », t’es-tu créé un alter-ego musical, derrière lequel tu t’effaces ?

Nehl Aëlin : J’ai réfléchi longtemps avant de décider de donner un nom à ce projet en français. Ça ne m’apparaissait pas «logique» de le sortir en tant qu’album solo, faisant suite à mon deuxième album Le Monde Saha, plutôt électronique, à l’atmosphère asiatique franchement prononcée. La Dame qui Piquait les Cœurs était à la base le titre de l’album, il est finalement devenu le nom du projet à part entière, dans un souci d’homogénéité esthétique.

La Dame qui piquait les cœurs risque de déconcerter ceux qui te suivent depuis tes débuts : il n’y a plus de textes en anglais, l’inspiration ne puise plus dans les folklores lointains (comme Le Monde Saha, très oriental), tu délaisses les sonorités électroniques… Comment expliques-tu ce changement de cap ?

Le cap électronique et en anglais est toujours d’actualité, mais pour le troisième album solo ! Qui est d’ailleurs presque terminé, j’espère le sortir en 2019. Les atmosphères trip hop/electronica restent mes premières amours, et ça risque de durer encore un certain temps ! Effectivement, ce projet en français, La Dame qui Piquait les Cœurs, est très symphonique dans l’esprit, cela peut un peu rappeler aux auditeurs Ghost of a Child, mais en plus sobre je pense, avec des sons beaucoup plus pro aussi, et bien sûr en français ! Ce n’est pas une langue simple à faire sonner, vraiment très différente de l’anglais ou du japonais que j’utilisais dans le précédent album. Pour le moment, les personnes qui me suivent depuis longtemps n’ont pas été déçues !

La Dame qui piquait les cœurs apparaît armée sur la pochette, est-ce pour en découdre avec les maisons de disque intimidées ou frileuses, aveugles ou sourdes face à l’originalité, l’atypisme d’un album comme celui-ci ? Et l’artwork est splendide… Comment en es-tu venue à collaborer avec l’artiste numérique Rafaël Georges ?

Alors déjà, merci pour lui ! Il est très content du résultat, qu’il vient de découvrir dans sa boîte aux lettres il y a quelques jours. Je n’ai jamais rencontré Rafaël Georges (alias Mandrovh), nous avons fait cette collaboration uniquement par internet et téléphone, surtout dans les 1ers temps, afin de penser ensemble le visuel de la pochette, puis du digipack. Il a fait un travail formidable, en particulier pour faire ressortir en vernis sélectif certains éléments graphiques.

Concernant les labels, j’ai envoyé mon projet à plusieurs maisons de disques en France dont j’appréciais certains de leurs artistes, comme Woodkid pour ne citer que lui, mais je n’ai malheureusement pas reçu de réponse. L’industrie du disque peine beaucoup à subsister, et les labels ne veulent clairement plus prendre de risque avec des artistes quasiment inconnus ! Heureusement, le financement participatif existe, et permet de faire des projets à la hauteur de ses exigences, les proches, amis et fans peuvent contribuer en fonction de leurs possibilités, c’est une invention fantastique ! Je ne suis donc pas fâchée envers les labels, un peu déçue cependant de ne pas avoir trouvé un distributeur, du moins pour le moment. Depuis octobre, je suis représentée par «Sound of Talent» (Gildas Lefeuvre), une agence spécialisée dans la musique à l’image, alors peut-être cela donnera-t-il envie à un label ou à un distributeur de s’intéresser à mes projets !

Parlons des titres de ce nouvel album : « Mon p’tit bonheur » est une chanson très narrative, portée par une gouaille poétique touchante qui rend hommage à un style ancien de chanson française, on y entend de l’accordéon… Mais l’orchestration est de facture assez moderne et le titre recèle en son cœur une montée en puissance dramatique des instruments qui effraie presque l’auditeur. Quelle est l’origine de cette chanson ?

C’est assez étonnant, car les paroles me sont venues en rimes dans ma voiture, je me suis arrêtée pour les écrire vite avant qu’elles ne s’échappent de ma cervelle ! Cette chanson était mon épreuve d’écriture en deuxième année de formation au CFMI (pour devenir Musicienne intervenante). À la base, mon professeur, Dominique Billaud, m’avait demandée de prendre modèle sur des chansons des années 50, comme celles de Jacques Brel ou Edith Piaf, de s’en inspirer aux niveaux mélodique et structurel. C’est ainsi que j’ai composé «Mon p’tit bonheur», avec les instrumentistes de ma classe. J’avais presque un mini-orchestre symphonique à ma disposition, harpe, quatuor à cordes, trompette, tuba, etc. Plus tard, lorsque j’ai investi dans les banques de sons virtuels en 2015, j’ai réorchestré toutes les chansons de l’album avec encore plus de possibilités instrumentales, entre autres les percussions d’orchestre, les cuivres et les bois. Je pense que c’est l’écoute de l’album de Woodkid qui m’a vraiment fait tilter, mélanger des arrangements symphoniques «modernes», comme les musiques de films actuelles, dans des chansons dites «à textes». J’ai toujours trouvé cette expression réductrice d’ailleurs, pourquoi faudrait-il choisir entre une chanson avec un texte intéressant et une orchestration élaborée ?

Le disque contient d’autres passages symphoniques surprenants, puissants, en contraste avec ta voix et les paroles des chansons, qui sont plus du domaine de l’intime. C’est le cas d’ »À demi mot », par exemple. L’association est très insolite et audacieuse… Comment l’idée t’est-elle venue ?

Avant d’investir dans les sons d’orchestre, cette chanson était très «rock» dans l’esprit, avec de la batterie, basse, guitare électronique, comme beaucoup d’autres chansons d’ailleurs. Il y avait déjà les violons et violoncelles, mais l’ambiance est radicalement différente maintenant, avec l’omniprésence de la flute, du celesta et de la clarinette basse. J’ai écrit ces paroles après avoir revu le film Léon, inspirée par la scène où Mathilda le croise, avec un bel œil au beurre noir, frappée par son père. Elle lui demande «C’est toujours comme ça, la vie ?» et Léon répond simplement «Oui.»

« Au Menu » est un uppercut d’une densité rageuse, où tu assaisonnes la colère d’une pointe de désespoir. Les images sont fortes. Qu’as-tu envie de nous révéler sur ce morceau ? Et est-ce que tu l’interprètes sur scène ?

Parfait exemple du texte écrit pendant une nuit d’insomnie ! Je n’ai rien retouché aux deux pages écrites ce soir-là, qui ne devaient d’ailleurs pas être une chanson. Pour moi, c’était comme écrire dans un journal intime, mais sur une feuille blanche, avec un côté un peu plus poétique que simplement raconter sa journée. J’ai lu ce texte à ma sœur quelque temps plus tard, et elle m’a conseillée d’en faire quelque chose. Alors je suis passée par plusieurs phases. J’ai tenté une version assez agressive, avec un beat électronique, ma violoniste Chloé Chaumeron m’a donné un conseil des plus avisés, pas besoin de le dire avec agressivité, au contraire, une sorte de slam très simple, sans chichi, presque monocorde. Après quatre enregistrements au cours des semaines suivantes, j’ai enfin réussi à trouver la voix qui me convenait. J’ai eu beaucoup de mal à accepter ce texte, qui me met totalement à nu, et qui montre un côté très obscur de ma personnalité. J’ai interprété ce titre pour la première fois lors de mon dernier concert avec le quatuor à cordes et le cor. J’ai eu des retours très positifs, cette chanson marque visiblement les esprits, peut-être parce qu’elle met un peu mal à l’aise !

Dans ta chanson « Saigneur », « l’homme », dis-tu, est un « maître au bonnet d’âne », « ivre de médiocrité », il empoisonne le monde et ne changera jamais. Cet homme est-il générique, ou as-tu en tête un sinistre individu en particulier ?

Cette chanson est aussi une épreuve d’écriture au CFMI, comme «Mon p’tit bonheur», mais en première année, chanson écrite uniquement pour piano et trio à cordes. C’est cette chanson qui m’a donné envie d’écrire en français, elle m’a mise en confiance. Je me suis beaucoup amusée par la suite à orchestrer cette chanson en version symphonique avec les sons virtuels. Le titre «saigneur» est un mot qui n’existe pas, le mélange entre le seigneur et celui qui fait saigner. C’est en effet l’Homme avec un grand H, tellement obsédé par la recherche de l’ennemi qu’il se tue lui-même, après avoir détruit sa propre mère, la Terre. Je pense que c’est le titre le moins accessible, il est plus complexe au niveau harmonique que les autres titres, car je l’ai composé sur partition, inspirée par Ravel et Debussy, alors que la plupart des titres partent d’improvisation spontanée au piano.

Le morceau instrumental « Délivrance » évoque pour moi une course extatique. C’est une piste qui donne envie de s’élancer…

«Délivrance» est le dernier morceau sur lequel j’ai travaillé. Ton ressenti est très proche de ce que je voulais exprimer : malgré les aléas du cœur, il faut poursuivre sa course, j’aurais pu intituler ce titre «résilience», toujours rebondir et avancer, coûte que coûte. Je ne suis pas très douée pour écrire des textes optimistes ! Alors je le fais à travers des pièces instrumentales, comme «Délivrance» ou le «Scherzo».

Dans le livret de l’album, tu révèles que le démon (ou l’ange) de l’écriture vient te visiter la nuit. Comment s’y prend-il pour t’inspirer tes compositions ? Est-ce qu’il fredonne des paroles ou des mélodies ? Et puis, pourquoi seulement la nuit ?

La plupart des textes de l’album sont sortis de ma cervelle le soir, durant des périodes d’insomnies. Pourquoi le soir ? Je suppose que c’est le moment où le monde s’endort, et où on se retrouve seul(e) face à soi-même et à sa solitude. Selon les périodes, la solitude peut être plus ou moins difficile à vivre, écrire m’a permis de m’en libérer. C’est souvent par vagues boulimiques que viennent les paroles, je peux en écrire dix en une semaine, et plus rien pendant six mois ! Le texte que je récite en concert, pour introduire «extase» représente bien cet état : parfois on s’endort tôt, bercé par la fée verte, et c’est avec douleur et un profond mal de tête qu’on se réveille. Les squelettes sortent du placard. On veut les y garder, mais ils sont entêtés et forcent le passage. Sortez donc, crabes, limaces et autre bestiaire imaginaire, je n’ai rien d’autre à faire que contempler vos grimaces !

Les mélodies de l’album sont venues en général en même temps que les paroles, à la différence des chansons en anglais, pour lesquelles je crée souvent la mélodie et les arrangements en premier lieu, le texte venant plus tard.

L’album s’intitule « Livre I : Les Caprices de Cupidon », ce qui annonce un « Livre II »… Ce volet existe-t-il déjà quelque part ?

Comme tu as pu le remarquer avec mes autres albums, j’aime bien les concepts ! Pour La Dame, j’avais envie de proposer des «livres», et le Livre 1 engagera certainement un livre 2, lorsque j’aurai à nouveau des choses à raconter en français !

Pour le moment, je travaille sur les partitions d’orchestre, car j’ai le grand plaisir de jouer les chansons de mon album sur scène avec l’orchestre symphonique de Monts le 27 juin 2018. Il est possible que ce projet se poursuive avec d’autres orchestres en région Centre. Ce genre de travail est fastidieux, car il faut s’adapter aux instruments, au nombre de musiciens et à la technique instrumentale, dans un projet en lien avec une école de musique. Fastidieux mais très enrichissant.

Dès que j’aurai un peu de temps, je compte finaliser mon troisième album solo, dans un genre «electronica aquatique», et démarcher des labels pour le sortir. J’ai aussi un projet rock qui me permet de varier les plaisirs à la scène ! Car c’est grâce à la scène qu’on partage ces moments hors du temps avec le public, ces «p’tits bonheurs» !

Pour vous procurer La Dame qui piquait les cœurs, rendez-vous sur le site officiel. Lien ci-dessous.

La Dame qui piquait les cœurs (site officiel)

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