On pourrait croire qu’ouvrir aujourd’hui un volume des enquêtes de Sherlock Holmes serait comme chausser une bonne paire de charentaises, mais ce serait une grossière erreur de jugement que ne manquerait pas de railler froidement le célèbre détective du 221b Baker Street. J’en veux pour preuve cet intéressant ouvrage signé James Lovegrove, sujet comme Holmes et Watson de la couronne britannique et auteur, déjà, d’une vingtaine de romans de S.F., horreur et fantasy (dont trois romans où, déjà, il a repris le personnage de Sherlock — des titres non encore traduits en français).
Lovegrove, qui est sans doute d’esprit joueur, emprunte ici la plume d’Arthur Conan Doyle pour la tremper dans l’encrier d’Howard Phillips Lovecraft. En résulte un émoustillant « crossover » dans lequel Watson, toujours narrateur des aventures du duo de détectives, a des révélations à nous faire : dans l’impressionnante collection de récits d’enquête que nous connaissons bien, Watson n’a jamais relaté la stricte vérité, il l’a travestie pour que les lecteurs ne soient pas confrontés à des révélations traumatisantes, à savoir les preuves irréfutables de l’existence du monde de l’occulte et des divinités cauchemardesques qui le gouvernent. Au soir de sa vie, le bon docteur a cependant éprouvé le besoin irrépressible de coucher sur le papier la vérité et rien que la vérité. Non à des fins de publication, mais pour soulager sa conscience. Or voilà : en ce début de 21ème siècle, les feuillets noircis par Watson sont arrivés par des voies insoupçonnées entre les mains de James Lovegrove, qui, à en croire sa préface, nous les livre tels quels, révélant à nos yeux avides d’extraordinaire les incursions de Sherlock dans les plus noires ténèbres surnaturelles…
Comme l’indique, en couverture, la mention « Les Dossiers Cthulhu », Sherlock Holmes et les Ombres de Shadwell n’est pas un one-shot mais le premier volet d’une série de romans dans lesquels l’homme à la pipe et son comparse médecin sont initiés aux mystères abominables de la cosmogonie lovecraftienne. En fait, ces découvertes coïncident avec la rencontre entre Holmes et Watson, dans une taverne lugubre de l’East-End où « la lie de la société écluse sa bière ». Maintes fois raconté et représenté à l’écran, le premier contact entre les deux héros s’avère une fois de plus réjouissant, leur connivence presque instantanée étant marquée par des échanges verbaux vifs et pleins d’esprit (comme le seront, du reste, la plupart des nombreux dialogues du roman, que certains jugeront éventuellement un peu trop bavard).
Les débuts des aventures du duo (du « couple », comme il est remarqué plusieurs fois dans le texte) vont s’avérer riches en passages effrayants, voire sanglants, et il est un peu dommage que la montée en puissance du mystère débouche sur un dernier quart de récit un peu en-deçà de ce qui a précédé, avec une tension dramatique qui se relâche une fois révélés tous les tenants et aboutissants de l’intrigue fantastico-criminelle. Néanmoins, on referme le livre — superbe édition, dorée sur tranche ! Ne manquerait qu’une couverture cartonnée — avec un sentiment tenace de bonheur : dépaysantes, les pages nous ont promenés de l’East-End au British Museum en passant par de lointaines contrées reculées, quelque part du côté de l’Afghanistan, et la langue riche de Lovegrove fait honneur tant au style de Lovecraft qu’à celui de Conan Doyle. On attend donc avec impatience les deux autres titres dans lesquels Holmes et Watson s’aventureront encore dans la dimension lovecraftienne. Sherlock Holmes and the Miskatonic Monstrosities est paru l’an dernier au Royaume-Uni, et James Lovegrove a d’ores et déjà annoncé un troisième et ultime tome, Sherlock Holmes and the Sussex Sea Devils.
Paru le 14 février 2018.