Gérardmer aime Lovecraft ! Les hordes joyeuses de festivaliers ont pu cette année écarquiller les mirettes devant des visions d’horreur en droite ligne héritées de l’œuvre du « reclus de Providence ». Outre une exposition qui lui était consacrée à l’Espace Tilleul (le point de convergence de tous les badgés), HPL a hanté l’écran à la faveur de pas moins de trois longs métrages inscrits dans la compétition, à commencer par Ghostland, le nouveau film de Pascal Laugier, grand triomphateur de cette 25ème édition. Et sinon ? Une rétrospective Álex de la Iglesia (six films projetés dont Le Jour de la bête, Grand Prix 1996), un « Grand Prix des Grands Prix » décerné par vote des internautes à Scream (1997), plus une bonne quinzaine de titres à découvrir hors compétition… Plein les yeux !

GHOSTLAND (Incident in a Ghostland) de Pascal Laugier

France/Canada — Compétition

Pascal Laugier ne laisse planer aucun doute sur son attachement à Lovecraft : le regard de l’instigateur du mythe de Cthulhu apparaît plein cadre dès la première image. Zoom arrière, et le visage se révèle en noir et blanc dans son entière austérité. « H.P. Lovecraft est le plus incroyable des écrivains d’horreur. De loin. » La citation qui barre l’écran est signée du nom d’Elizabeth Keller, non une personne réelle mais l’une des trois héroïnes de notre histoire, auteure également de récits d’épouvante. Elizabeth est encore un écrivain en herbe et n’a que 14 ans lorsqu’elle entre en scène, accompagnée de sa sœur Vera et de leur mère Pauline. Leur trajet en voiture s’achève : bientôt elles passeront le seuil de leur nouveau foyer, une maison isolée en pleine campagne héritée d’une obscure tante française. Mais l’enfer est sur leurs talons : un duo de tarés homicides, qui terrorise la région, les a repérées sur la route et investit aussitôt la maison…

Laugier profite de ce quatrième long métrage (succédant à The Secret, en 2012) pour nous ouvrir les yeux sur la sauvagerie des contes, ceux de Lovecraft mais aussi les autres, traditionnels : on le sait, Barbe-Bleue, Hansel et Gretel ou Le Petit Chaperon rouge sont farcis d’horreurs en tout genre, et le trio féminin voit surgir « une sorcière et un ogre ». Le traumatisme de l’apparition des intrus (en fait un travesti filiforme et un obèse grogneur et lubrique) est rendu de manière totalement flippante. L’affrontement est bref mais d’une brutalité hallucinante qui tient le public en respect. On en vient presque à oublier la beauté du théâtre de l’horreur, la vieille bicoque, un décor incroyable, véritable maison de poupées grandeur nature surchargée d’antiques jouets et de tout un bric-à-brac d’objets vintage. Puis le récit fait un bond en avant : bien plus tard, Elizabeth, adulte, est devenue une romancière adulée, la nouvelle prêtresse de l’épouvante en littérature. Mais le cauchemar vécu seize ans plus tôt va d’un coup rejaillir et la rattraper…

De son propre aveu, Pascal Laugier a tenu à réaliser « un film d’horreur au premier degré ». Ghostland s’inscrit donc dans une certaine tradition du genre, grâce, entre autres, à son splendide décor qui rejoint sans mal le catalogue des plus belles demeures de l’angoisse (les boiseries poussiéreuses font songer à tout un pan ‘70s du cinéma de hantise, de L’Enfant du diable au Cercle infernal en passant par les abominations signées Lucio Fulci, La Maison près du cimetière ou L’Au-delà). Cela dit, il est difficile de ne pas mettre ce nouveau métrage de Laugier en perspective avec la propre filmographie du cinéaste : l’intrigue dominée par un casting féminin et les violences extrêmes subies par les personnages font écho, immanquablement, au diamant noir Martyrs (2008). Après Anna et Lucie, c’est au tour des sœurs Beth et Vera (et aussi de leur maman Pauline, jouée par Mylène Farmer) de connaître les affres de brutalités barbares. Heureusement, Ghostland ne se limite pas à un jeu de massacre sadique consistant à sacrifier des adolescentes : une grande part de l’intérêt du film vient d’un contrepoint scénaristique finement ciselé qui lie intimement la violence sauvage à une analyse psychologique très originale et touchante, amenée en outre par un coup de théâtre impossible à prédire, à moins d’être un devin !  On n’en révèlera pas plus, disons simplement que l’art inspiré de Laugier — dans l’écriture comme dans la mise en scène — apporte poids et densité à un pitch qui, sur le papier, pouvait se résumer à une simple ligne. En citant Lovecraft d’entrée de jeu, le réalisateur français a lui-même placé la barre très haut, et sans pour autant se rattacher directement à l’imaginaire lovecraftien (on est quand même très éloigné de Cthulhu et des hommes-poissons d’Innsmouth), il a relevé son défi. Ghostland ne vole pas ses récompenses — dont le Grand Prix décerné par le Jury et le Prix du Public —, même si au moins un autre titre de la sélection pouvait lui disputer ces honneurs. Sortie le 14 mars dans les salles.

HOUSEWIFE de Can Evrenol

France/Turquie — Compétition

Quelle chance a-t-on de découvrir un film comme Housewife sur grand écran ailleurs qu’en festival ? Soyons honnête, presque aucune. Le film, pourtant, ne manque pas de piquer la curiosité, venant de Turquie, un pays dont le cinéma ne propose pas souvent des métrages comme celui-ci, mêlant gore, ésotérisme et érotisme. La séquence d’ouverture en flashback nous présente l’héroïne Holly encore enfant, lors d’une soirée d’hiver où sa mère, visiblement perturbée, va assassiner son mari et la sœur aînée de la petite. Adulte, Holly est devenue une belle jeune femme (la Française Clémentine Poidatz, une découverte) que le souvenir de la funeste soirée continue de tourmenter. La réapparition à Istanbul d’une ancienne amie — et amante — et la venue en Turquie d’un gourou new age vont bouleverser son existence…

Housewife doit peut-être sa sélection à plusieurs points communs, fortuits mais notables, avec le film de Pascal Laugier, surtout dans sa scène inaugurale (et on sait les programmateurs de Gérardmer friands de ce type de « ponts » entre les titres de la compétition). Mais ce n’est pas là son principal intérêt. Évacuant toute imagerie folklorique et touristique, Can Evrenol (dont c’est le second long métrage) fait évoluer sa caméra dans un Istanbul moderne, visitant l’intérieur bourgeois de l’appartement d’Holly ou les salles de réception d’un grand hôtel de luxe. Une Turquie occidentalisée, où l’on parle anglais et où la classe aisée en quête de spiritualité clinquante va se rendre tout sourire à la soirée de gala d’un mouvement sectaire, un calque à peine déguisé de la fameuse Église de Scientologie. Le gourou, un asiate musculeux et charismatique, fait se pâmer l’assistance avec ses tours de passe-passe à base d’induction mentale. Le type jette son dévolu sur Holly, il voit en elle une sorte d’élue.

Le récit parfois obscur (sitôt sous influence, Holly traverse des phases hypnotiques qui jettent le doute sur ce qu’on voit) passe par des méandres érotiques — échanges saphiques et plan à trois — qui font hausser les sourcils et nous mènent par le bout du nez jusqu’à… un épilogue gore et lovecraftien en diable ! Quoiqu’imparfaits, les effets visuels des terribles scènes finales sont une allusion claire et directe à l’édifice cosmogonique imaginé par ce bon vieux Howard P. La salle, pleine d’initiés, rit d’étonnement et applaudit, mes voisins de fauteuils crient même à l’excellence. Tourné avec peu de moyens, Housewife s’avère être une des jolies surprises de ce festival 2018. Reste à espérer que le film de Can Evrenol bénéficiera d’une distribution française en bonne et due forme, ne serait-ce qu’en vidéo.

MUTAFUKAZ de Shôjirô Nishimi & Guillaume « Run » Renard

France/Japon — Compétition

…ou sinon « Motherfuckers » en bon anglais ! Cela dit, peu importe car on ne parle pas british dans cette coproduction franco-nippone, mais bel et bien français : le rappeur Orelsan prête sa voix à Angelino, un jeune gaillard malingre qui vivote de petits boulots dans la mégalopole Dark Meat City. Il crèche avec son pote Vinz (doublé par Gringe, autre rappeur bien de chez nous) et un bon millier de cafards dans un taudis surchauffé par le soleil de plomb de ce coin imaginaire de la Californie. Un jour, une collision à scooter laisse Angelino avec un sérieux mal de crâne accompagné de visions, et des silhouettes patibulaires d’hommes de main se mettent à lui tourner autour…

C’est un vrai plaisir de découvrir un film d’animation inclus dans la compétition ! Le genre est rarement absent du festival, mais c’est sans doute la première fois (il faudra plonger dans les archives pour vérifier) qu’un hybride entre 7ème et 9ème arts a le droit de prétendre au Grand Prix. Adapté d’une bande dessinée éponyme (par son propre auteur, Guillaume Renard), Mutafukaz n’est pas une réussite sur toute la ligne : la narration dans la première demi-heure est confuse, le rythme plutôt haché et les blagues ne sont pas toutes à se tenir les côtes. Malgré tout, on prend vite en sympathie ce petit bon à rien d’Angelino, noir comme Calimero, et son acolyte Vinz, pote inséparable. Tous losers qu’ils sont, Angelino et Vinz parviennent à survivre dans leur ville géante à l’ambiance latino, où crimes et trafics vont bon train à chaque coin de rue.

Vous l’aurez compris, Mutafukaz (qui sort dans les salles le 23 mai prochain) n’est pas un animé à montrer aux gamins. L’univers urbain en déliquescence et les personnages interlopes qui l’occupent s’accordent avec un ton mature, même si porté sur la vanne et la déconne. L’animation en 2D est chouette, et le mélange entre personnages humains et animaux, figures hypertrophiées et nabots, crée une alchimie visuelle singulière. Quant à l’intrigue, elle glisse allègrement sur la même pente complotiste et parano qu’Invasion Los Angeles de John Carpenter, avec des hommes d’état et de pouvoir dissimulant sous une apparence humaine une nature noire, tentaculaire, en un mot : lovecraftienne ! L’horreur ! Mince, et si tout cela était vrai ?

REVENGE de Coralie Fargeat

France — Compétition

Le consécration, l’an dernier, de Julia Ducournau (avec son histoire de cannibales Grave) a éveillé les appétits pour un cinéma d’horreur français no limit et conjugué au féminin. Et voici qu’en 2018 la compétition recèle une autre pépite potentielle, Revenge, premier long métrage de Coralie Fargeat. Comme Grave, le film a déjà tourné en festivals à l’étranger et s’est construit une petite réputation avant d’accoster à Gérardmer. Alors tous les regards de la salle comble se portent sur ce « rape and revenge movie » qui, dès les premiers plans, annonce ses ambitions visuelles : cadre millimétré et photo saturée aux couleurs pétantes dévoilent un hélico traçant dans le ciel du désert. L’engin se pose à proximité d’une villa de luxe où Richard, belle gueule de capitaliste accro à la gagne, entend s’offrir du bon temps avec sa conquête du moment, une bimbo du nom de Jennifer, blonde et peu vêtue, qui a trompé la monotonie du vol en suçotant une chupa chups.

La trame de Revenge vous sera familière si vous connaissez déjà les incontournables du genre, par exemple L’Ange de la vengeance d’Abel Ferrara ou I Spit On Your Grave, l’original de 1978 comme le remake, sorti en 2010. Il y aura donc viol sur la personne de Jennifer (perpétré par Stan, un pote invité lui aussi à la villa) et tentative de meurtre, suivis de la vengeance carabinée de la victime. D’un point de vue qualitatif, on n’aura pas droit à un Grave bis : aux rênes de son premier long métrage, Coralie Fargeat ose presque tout mais aussi parfois n’importe quoi, sacrifiant la vraisemblance la plus élémentaire au profit d’images spectaculaires. Alors, plusieurs fois, on décroche, cependant les qualités formelles de l’œuvre (le travail du chef-op est formidable) et l’intensité de l’interprétation suffisent à nous repêcher : l’Américaine Matilda Lutz, alias Jennifer, impose une présence physique digne d’une petite walkyrie, et sa lutte vengeresse contre son violeur réserve des instants mémorables qui mettent le public en joie (dans le rôle de Stan-la-raclure, le comédien Vincent Colombe est lui aussi excellent et volerait presque la vedette à l’héroïne !). Le final outrancier avec une étonnante course poursuite circulaire prouve que Coralie Fargeat est du genre à s’éclater à repeindre un intérieur design immaculé avec des baquets de sang. Des penchants particuliers qui nous la rendent, ma foi, fort sympathique. Ne manquez pas de lire notre entretien avec la réalisatrice et sa comédienne Matilda Lutz, rencontrées à Gérardmer. Revenge est sorti dans les salles le 7 février.

DOWNRANGE de Ryûhei Kitamura

États-Unis/Japon — Hors compétition

De Ryûhei Kitamura, on était sans nouvelles depuis son adaptation relâchée de Lupin III avec Shon Oguri, il y a trois ans. Le cinéaste de Godzilla: Final Wars et The Midnight Meat Train remonte heureusement dans les tours avec cette série B nerveuse, qui emprunte à la tragédie classique la fameuse règle des trois unités. Un pneu qui éclate immobilise en bord de route une demi-douzaine d’étudiants réunis pour un trajet en covoiturage. L’incident n’est pas dû au hasard : au loin, un franc-tireur invisible tient le petit groupe en joue. Le sniper fait une victime, puis deux. La roue démontée interdit aux survivants, planqués derrière la voiture, de mettre les voiles.

Pur jeu de massacre orchestré selon un scénario hyper-simple, prétexte à des impacts de balle multiples dans les boîtes crâniennes et la carrosserie, Downrange n’a a priori rien d’un film à thèse, et pourtant : restant comme deux ronds de flan devant le pneu crevé, les six post-ados, au lieu de se retrousser les manches, ne trouvent rien d’autre à faire que des selfies avec leurs foutus téléphones portables, au demeurant inutiles pour appeler un dépanneur car ils sont au beau milieu d’une zone blanche ! Avec sa bonne vieille pétoire équipée d’une lunette de visée, du matos 100% analogique, le tireur camouflé vient leur signifier que smartphones et tablettes ne sont que gadgets inutiles quand il s’agit de lutter en serrant les dents pour sauver sa peau. Personnellement, j’aime assez le message, et tant pis si la situation de crise s’étire artificiellement, avec un sniper jamais à court de munitions et des otages qui, des heures durant, ne voient pas passer une seule bagnole susceptible de leur porter assistance ! Les effets sonores sont efficaces — bang ! bang ! —, les effets de maquillage aussi (des blessures très vilaines à voir) et le dernier quart d’heure verse à plaisir dans la cruauté moqueuse via un crescendo sanglant qui n’épargne personne. Domo arigato, Kitamura-san ! Sortie DVD en juillet chez Wild Side Vidéo.

TRAGEDY GIRLS de Tyler MacIntyre

États-Unis — Compétition

Tragedy Girls chamboule les codes du genre archi-éprouvé du slasher : on reconnaît immédiatement le décor (la petite ville provinciale, le lycée…), les personnages (les pom-pom girls, le proviseur, le shérif…) et les péripéties à base de meurtres sauvages qui mettent la population en émoi. Mais il dévoile une toute nouvelle donne : les tueurs solitaires à la Michael Myers sont aujourd’hui has-been, totalement passés de mode, surclassés par des créatures encore plus dangereuses, les teenagers sociopathes modelés par l’addiction aux blogs et à Facebook !

Il y a donc bien un assassin masqué dans Tragedy Girls, mais il est d’entrée de jeu mis sur la touche par celles qui auraient pu être ses victimes, Sadie et McKayla, deux greluches amies-pour-la-vie qui n’existent qu’à travers l’image qu’elles donnent d’elles-mêmes sur les réseaux sociaux. Les filles visent la célébrité en commentant sur leur blog vidéo l’actualité criminelle de leur bled du Kentucky. Pour être sûres d’avoir des histoires sensass à raconter face caméra (et ainsi montrer sur la Toile combien elles sont futées et bien maquillées), Sadie et McKayla ont une idée de génie, perpétrer elles-mêmes les assassinats dont elles parleront online. Elles vont s’y prendre plus ou moins bien, devront beaucoup à la chance de ne pas se faire surprendre en flagrant délit… mais surtout, qui irait soupçonner deux cheerleaders toutes mignonnes, à l’aise socialement et intégrées à leur petite communauté ?

Les passages gore sont amusants (les filles assassinent puis découpent les cadavres l’air de rien, sans se démonter) et parviennent en même temps à interpeller la salle sur le degré d’insensibilité où sont tombés les personnages, qu’absolument rien ne touche. Les nénettes sont dans la mise en scène perpétuelle, elles se composent un rôle jusqu’au sein de leur propre famille (voir les masques sur l’affiche, qu’elles portent à la fin du film, symboliques de leur absence de sentiments et d’identité). Le fond de l’histoire est par conséquent plutôt grave, et on est en droit de se demander si le ton, parfois très agaçant, d’une comédie horrifique speedée était le plus à même de traiter la question. Le scénario fait sinon des clins d’œil en hommage à quelques grands noms et classiques de l’épouvante, principalement à Stephen King et Carrie (dans l’une des scènes finales) mais aussi Pascal Laugier, grâce à un DVD de Martyrs qui passe d’une main à une autre devant les casiers du lycée ! Histoire d’enfoncer le clou, McKayla, dans la même séquence, se révèle incapable, malgré plusieurs essais, de prononcer sans l’écorcher le nom de Dario Argento. Et de déclarer qu’elle n’en a de toute façon rien à carrer ! Décidément irrécupérable.

CHASSEUSE DE GÉANTS (I Kill Giants) d’Anders Walter

États-Unis/Belgique/Irlande — Compétition

L’enchaînement est facile avec Chasseuse de géants, malgré la petite différence d’âge de l’héroïne, Barbara, et le style de l’œuvre, radicalement opposé. Nous sommes toujours dans la province américaine, mais cette fois au collège, dans une bourgade côtière. Barbara, 13 ans, évolue dans son école et dans sa famille comme une outsider. Elle est ce qu’on appelle outre-Atlantique une « weirdo », une excentrique qui vit dans son monde à elle et signifie sa différence par une paire d’oreilles de lapin dont elle s’affuble en permanence. La singularité de la jeune fille suscite les quolibets, voire l’agressivité de ses pairs. Une nouvelle élève, étrangère (elle vient de Leeds), se rapproche de Barbara qui, après une phase de méfiance, essaie de l’initier à son univers : à la différence du commun des mortels, Barbara connaît l’existence des « Géants », des créatures maléfiques, invisibles mais bien réelles, qui influent en secret sur le monde et les gens. Barbara a une mission qui l’occupe à plein temps : débusquer et tuer les géants.

Contrairement à Ghostland, I Kill Giants n’est pas un scénario original mais une adaptation, en l’occurrence d’une bande dessinée parue en 2008. Est-ce ce qui a fait la différence et privé du Grand Prix le film d’Anders Walter ? Sans doute pas, car le Jury présidé par Mathieu Kassovitz ne lui a pas non plus décerné son Prix Spécial. Bref, au soir du palmarès, Barbara la chasseuse de géants quitte Gérardmer sans la moindre récompense dans sa petite besace en forme de cœur, et il m’est impossible de comprendre pourquoi… Car voyez-vous, I Kill Giants est la merveille de cette édition 2018. Je choisis le terme sciemment : le film, coproduit aux USA par Chris Columbus (mais tourné en Belgique et en Irlande, et financé en bonne partie par des euros bruxellois), relève du genre merveilleux, dans la mesure où il déploie à l’image un univers régi par des lois différentes du nôtre. Ce n’est pas le Mordor du Seigneur des anneaux, pas non plus le monde des films de Jim Henson, Dark Crystal ou Labyrinthe, mais celui de Barbara, tel qu’elle se l’est façonné, poussée dans cette extrémité par un motif bien réel, concret, déchirant, et qui ne nous sera dévoilé que dans la conclusion. Le fantastique, ici, ne conduit pas à la banale peinture d’une dualité bien/mal, à un affrontement puéril et rebattu entre des adolescents courageux et des créatures ignorées des adultes. L’imaginaire est ici le refuge trouvé par une jeune fille, encore une enfant, pour se retrancher d’une réalité trop dure pour elle.

Le personnage principal échappe lui aussi aux canons habituels des portraits d’adolescents du cinéma américain. On prend fait et cause pour Barbara lorsque la peste la plus notoire du collège la prend pour cible, toutefois la gamine, jouée par Madison Wolfe, n’est pas non plus forcément aimable. Rien ne vient justifier les rebuffades qu’elle oppose à des gens bien attentionnés (la petite Anglaise Sophia, la psychologue scolaire, incarnée par Zoe Saldana), et rien n’excuse non plus son agressivité ponctuelle à l’égard de sa sœur adulte, aînée d’une fratrie de quatre enfants qui a la dure charge d’arriver à joindre les deux bouts et de s’occuper de la famille. Toutes les scènes de crise sonnent juste et contribuent à tisser un maillage émotionnel dense et extrêmement touchant. En contrepoint, les passages où surgissent les fameux géants (de belles créatures, qu’on doit au Français Frédéric Perrin, « concept artist » du film) sont d’authentiques bulles de poésie inquiétante, où volutes de brume et feuillages s’écartent pour laisser apparaître les grandes silhouettes, d’apparences diverses et toujours intimidantes. Face à elles, Barbara prouve son immense courage, qu’elle se résoudra in fine à employer pour affronter non des chimères, mais la réalité qui l’effraie tant. D’un bout à l’autre exceptionnel, Chasseuse de géants sortira en juin dans les salles françaises. Rendez-vous donc dans quelques mois au cinéma et aussi sur Khimaira, où vous trouverez le texte de notre entretien avec le réalisateur, le Danois Anders Walter.

ERREMENTARI – LE FORGERON ET LE DIABLE de Paul Urkijo Alijo

Espagne/France — Hors compétition

Poursuivons sur la même lancée enthousiaste avec cet Errementari, produit par Álex de la Iglesia. Une curiosité à plus d’un titre, tout d’abord parce que pour la première fois à Gérardmer on peut assister à une projection en langue basque. L’exotisme linguistique, cela dit, ne frappe peut-être pas tout le monde, mais il n’en sera pas de même avec l’histoire elle-même et son traitement visuel, à contre-courant des normes actuelles et mondialisées du cinéma fantastique. Nous partons donc pour l’Euskadi du 19ème siècle, quelques années après la Première Guerre carliste, un conflit civil qui ensanglanta notamment plusieurs provinces basques. Un village de la Guipuscoa voit l’arrivée d’un envoyé du gouvernement central espagnol. Pour des motifs obscurs, qu’il se refuse à dévoiler aux paysans du cru, le bonhomme vient enquêter sur le compte d’un forgeron (« errementari ») du nom de Patxi. Un personnage que les habitants, tous très religieux, évitent comme la peste : on raconte que l’artisan au marteau, qui vit à l’écart reclus dans sa forge, obtint du Diable de revenir sain et sauf de la guerre en échange de son âme…

Le pacte avec le démon, le cadre rural évoquent les récits fantastiques les plus traditionnels, et pour cause : le film de Paul Urkijo Alijo est l’adaptation d’un conte basque, laquelle adaptation ne prend pas du tout le parti de moderniser l’histoire. Un choix judicieux car le film est un enchantement, ni plus ni moins, dominé par la silhouette massive et barbue du fameux Patxi, le forgeron du titre, et par les invectives hautes en couleurs d’un démon grimaçant dont je me garderai bien de révéler quoi que ce soit quant aux raisons exactes de sa présence dans l’histoire. Suivant les pas d’une fillette, candide mais non sans caractère, le spectateur rit, tremble et s’émerveille devant la figure rouge et cornue de ce diable en tout point conforme à l’image d’Épinal qu’on a des suppôts infernaux de Lucifer (et ce ne sont pas des CGI, mais un vrai diable, ou alors un très bon comédien parfaitement grimé de la tête aux pieds). En somme, la séduction du Malin fonctionne, à plein régime, et c’est avec notre consentement qu’on laisse le film nous guider, pas à pas, jusqu’à des tableaux conclusifs saisissants dignes des enfers dépeints jadis par Jérôme Bosch ou Gustave Doré. Un privilège que d’admirer ce spectacle sur grand écran. Aucune date de sortie officielle n’est prévue dans les salles, aussi, pour voir Errementari hors festival, dans le cinéma à côté de chez vous, il va peut-être falloir croire aux miracles ou simplement croiser les doigts…

LES AFFAMÉS de Robin Aubert

Canada — Compétition

Après la musique de la langue basque, on n’a d’autre choix que de se livrer à des considérations linguistiques supplémentaires avec Les Affamés, production québécoise dont les personnages ruraux manient un idiome qui, en principe, est du français, mais nécessite la présence de sous-titres en « true French » ! Quelques répliques sont parfaitement compréhensibles, mais les nombreuses tournures de phrases insolites — pour nous francophones d’Europe —, s’ajoutant à l’accent local à couper au couteau, interdisent la compréhension immédiate des dialogues. La saveur du français québécois est néanmoins un des plaisirs dont nous gratifie ce métrage. Ce n’est pas le seul : la campagne de la Belle Province est la toile de fond de nos retrouvailles avec ces chers zombies, qui, eux, ne disent rien et sillonnent, en quête de chair fraîche, toutes les routes, forêts et sentiers. On fait la connaissance d’un petit groupe hétéroclite de survivants à l’effectif variable, qui voyage pedibus pour échapper aux affamés.

La trame de l’histoire est classique mais pas moyen de s’ennuyer, grâce notamment à la collection de portraits tous très justes brossés par Robin Aubert, qui signe à la fois réalisation et scénario. Les dialogues s’avèrent souvent truculents (on entend quelques bonnes blagues), il y a des gags devant lesquels la salle rit de bon cœur, et les passages les plus tendus, où la menace montre les crocs, font honneur au genre, alternant des passages inquiétants, où la présence des zombies est immobile ou invisible, et des accélérations brusques de l’action. Les courses poursuites sont rendues possibles par l’appartenance des Affamés à la classe des « zombies qui courent » (par opposition à celle, plus traditionnelle, des « zombies qui traînent »). Une rapidité de compétiteurs en phase avec l’esprit de notre époque moderne et que nous allons retrouver dans le film suivant.

LA NUIT A DÉVORÉ LE MONDE de Dominique Rocher

France — Hors compétition

Pendant ce temps-là, à Paris… Voir l’un après l’autre le film québécois de Robin Aubert et ce film-ci est une expérience assez cocasse : on a l’impression de voir se dérouler la même histoire en deux points éloignés du globe. À quelques différences près : à l’inverse des survivants canadiens, qui cherchent le salut en groupe et en se déplaçant, le héros solitaire dirigé par Dominique Rocher se barricade dans un vieil immeuble parisien, les rues de la capitale étant devenues infréquentables depuis l’irruption de morts-vivants voraces et très nerveux.

La Nuit a dévoré le monde n’est pas inintéressant, mais le parti pris statique et l’isolement du personnage (il y a donc peu de dialogues) peinent quand même à mobiliser l’attention une heure trente durant, d’autant que le comédien choisi pour le rôle principal, Anders Danielsen Lie (par ailleurs médecin de formation), n’est pas très charismatique et semble avoir été enrôlé pour ses aptitudes à la batterie (il joue dans un groupe, chez lui en Norvège). Les deux ou trois scènes où, baguettes en main, il trompe son ennui derrière les fûts comptent parmi les plus intenses du métrage. Pas de quoi non plus incendier la salle, mais ça réveille… Second rôle remarqué, Denis Lavant, en zombie, goûte lui aussi aux plaisirs de l’immobilisme, prisonnier perpétuel derrière la grille d’une cabine d’ascenseur. À la fin, sa prison s’ouvre, il peut partir divaguer un peu, de même que le public gérômois qui, pendant que le générique défile, sort retrouver un peu d’air frais. Ouf !

THE LODGERS de Brian O’Malley

Irlande — Compétition

L’affiche est belle et le film aussi même si, là encore, le spectre de l’ennui cause plus de dommages que les revenants convoqués par le scénario. The Lodgers a pourtant tout pour plaire aux amateurs de fantastique gothique : au début du 20ème siècle vivent deux jumeaux dans un grand manoir irlandais à-demi décrépi. Edward et Rachel, le frère et la sœur, à l’orée de l’âge adulte, doivent respecter des règles de vie très strictes édictées, semble-t-il, par une assemblée de fantômes qui prennent chaque soir possession des lieux aux douze coups de minuit…

Le récit nous est conté du point de vue, essentiellement, de Rachel (jouée par la comédienne espagnole Charlotte Vega, s’exprimant avec naturel en anglais car sa mère est britannique). Tel un Joli Chaperon noir, elle passe la grille grinçante de la propriété pour aller faire ses emplettes au village voisin, pendant que son frère blafard se morfond entre les vieux murs. Régulièrement, les sélectionneurs de Gérardmer glissent un « film d’ambiance » dans la compétition, et The Lodgers est de cette catégorie-là. La photographie, aussi froide et monochrome que les eaux noires du lac de la grande propriété, rend équitablement sinistres tous les décors, naturels comme d’intérieur (le manoir est très beau, signalons l’énorme travail assuré par le directeur artistique). Il y a un petit suspense — l’héroïne se sauvera-t-elle de la vieille demeure et de l’emprise des fantômes ? — et la conclusion ménage quelques péripéties mouvementées, dont une séquence subaquatique superbe qui ranime le souvenir d’une scène humide fameuse d’Inferno de Dario Argento. Mais le spectacle est aussi scandé par des plans répétitifs, la lumière lugubre pèse sur les esprits, et le temps semble long, très long… Applaudissements polis en fin de projection.

LE SECRET DES MARROWBONE (MARROWBONE) de Sergio G. Sánchez

Espagne — Compétition

Quelle drôle d’idée de citer en tête d’affiche un avis critique de la radio Skyrock ! Ainsi donc, selon les spécialistes français du rap, le scénario est plein de « rebondissements diaboliques »… Des termes choisis comme pour promettre aux djeuns deux heures de rollercoaster surnaturel à savourer en sifflant un ou deux Red Bull (le film sort dans nos salles françaises le 7 mars). Mais Marrowbone, produit par Juan Antonio Bayona, n’est rien moins qu’un second film d’ambiance dans la sélection, avec toutefois un peu plus d’action que The Lodgers chroniqué ci-dessus. Un autre film d’époque puisque nous sommes dans les États-Unis du milieu du 20ème siècle. Une maman britannique et ses quatre enfants ont fait le grand voyage depuis l’Europe pour s’établir en Amérique. Un nouveau monde pour une nouvelle vie, la famille fuyant le souvenir du pater familias, un scélérat condamné par la justice pour faits de violence, y compris contre les siens. Peu de temps après l’installation dans la propriété de Marrowbone, les quatre enfants doivent surmonter le décès de leur mère malade.

Dans les files d’attente des salles du festival, les discussions entre cinéphiles sont toujours animées, et plus d’un spectateur piétinant dans le froid s’est ému du fait que Le Secret des Marrowbone n’est pas un film fantastique. Un avis justifié : si la mise en scène, tout au long de la projection, joue des codes du fantastique (en l’occurrence des films de hantise, avec présence invisible inquiétante, bruits étranges dans le grenier, etc.), le scénario « diabolique » choisit d’apporter in fine une explication rationnelle à tout ce qu’on aura vu. L’histoire est parfaitement ficelée, cela dit, et l’ambiance dans la maisonnée Marrowbone fiche souvent les jetons, mais il n’empêche que Sergio G. Sánchez (réalisateur et scénariste) tranche en faveur du réalisme, dérogeant à la définition bien connue du fantastique fixée par Tzvetan Todorov. Le film sort début mars dans les salles françaises et, même si vous n’aimez pas le rap, allez-y en toute confiance : contrairement à The Lodgers, on ne s’ennuie guère devant Marrowbone, porté par une belle distribution où on retrouve les beaux yeux d’Ana Taylor-Joy (sur les écrans de Gérardmer chaque année depuis 2016, il faudra un jour qu’elle vienne pour de vrai) et le minois de la divinement nommée Mia Goth, que nous admirâmes l’an dernier dans A Cure for Life.

LES BONNES MANIÈRES (AS BOAS MANEIRAS) de Marco Dutra et Juliana Rojas

Brésil/France — Compétition

Les gens de cinéma brésiliens n’ont pas gardé de rancune contre la France après le traumatisme national du 12 juillet 1998 (concernant le cas de l’Allemagne, c’est une autre affaire, on ne va pas s’avancer). Les Bonnes Manières est donc le fruit heureux d’une coproduction entre les deux pays. L’histoire, qui, contrairement au film précédent, fait intervenir le surnaturel, débute pourtant sur une note des plus réalistes, à la manière d’une chronique sociale au style quasi-documentaire se partageant entre les beaux quartiers et les habitations populaires de São Paulo. En recherche d’emploi, Clara décroche un job de nounou auprès de la belle et riche Ana, célibataire et future mère (le bébé est pour bientôt). Les relations entre les deux femmes sont au départ un peu tendues, c’est en tout cas ce que ressent Clara, pas forcément à l’aise face au train de vie bourgeois de son employeuse (Ana, quant à elle, ne se départit jamais de son assurance de fille à papa bien née). La jeune femme riche, cependant, est affligée d’une pathétique précarité affective : son enfant va arriver et elle est seule, sans mari, sans parent à ses côtés ni amis pour la soutenir. L’arrivée de Clara change tout, et les solitudes respectives des deux femmes les poussent dans les bras l’une de l’autre.

Le fantastique dans tout ça ? Eh bien le film s’avère originalement scindé en deux époques, partagé en moitiés comme par une césure à l’hémistiche, pour emprunter au lexique de la métrique poétique. Une rupture causée par l’irruption dans le contexte au départ réaliste d’un élément surnaturel, annoncé avec grâce par une belle séquence en animation au graphisme naïf façon Douanier Rousseau, semblable à celui de l’affiche du film. Sans pour autant quitter le cadre urbain de la mégalopole brésilienne, Les Bonnes Manières s’envole dans sa seconde partie vers des contrées imaginaires occupées par une créature tout à la fois effrayante et tragique, menaçante et pathétique, et fort bien connue des amateurs de fantastique. Je me refuse d’en divulguer plus (quoique l’affiche, encore elle, vende un peu la mèche). Comme Marrowbone, le film de Marco Dutra et Juliana Rojas sera le mois prochain dans les salles françaises (sortie le 21 mars), et il faut aller le voir. La narration inspirée, si elle prend son temps (le film est un peu long, 2h15), séduit par des touches d’humour idéalement dosées et par sa liberté de ton, qui marie les genres et s’autorise même quelques surprenantes parenthèses musicales où le dialogue cède la place à la parole chantée. La conclusion est une apothéose, le plan final héroïque et l’intensité des émotions se niche dans le cœur du public pour y palpiter longtemps après le terme de la projection.

Les chaleureux remerciements de Khimaira à Sophie Gaulier/SG Organisation, à Lucile Bajot Richard et l’équipe du Public Système Cinéma ainsi qu’à tous les bénévoles du festival, comme chaque année nombreux et d’une courtoisie inifinie.


LE PALMARÈS

Grand Prix + Prix du Public + Prix du Jury Syfy

GHOSTLAND de Pascal Laugier

 

Prix spécial du Jury (ex-æquo)

LES AFFAMÉS de Robin Aubert, LES BONNES MANIÈRES de Marco Dutra et Juliana Rojas

Prix de la Critique

LES BONNES MANIÈRES

 

Prix de la Meilleure Musique + Prix du Jury Jeunes (lycéens) de la Région Grand Est

MUTAFUKAZ de Shôjirô Nishimi et Guillaume Renard

Grand Prix de la compétition des courts métrages

ET LE DIABLE RIT AVEC MOI de Rémy Barbe

Site officiel du festival

Retrouvez ci-dessous nos comptes rendus des précédentes éditions du festival :

Gérardmer 2017

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Gérardmer 2015

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Gérardmer 2009