La sortie d’Howard Philips Lovecraft, Celui qui écrivait dans les ténèbres, chroniqué en début de semaine sur Khimaira, est précédée de quelques jours de celle-ci, une autre biographie dessinée, également publiée par l’éditeur 21 g et qui, a priori, n’entretient que peu de rapports avec celle de l’écrivain de Providence. Néanmoins, la lecture de Phil : une vie de Philip K. Dick fait relever des points communs entre l’écrivain à l’origine de Blade Runner et celui du mythe de Cthulhu, à commencer par leur célébrité posthume : auteur publié à partir des années 1950, « Phil » (1928-1982) bénéficia d’une certaine notoriété chez les lecteurs des revues de science-fiction, qui publiaient ses nouvelles, sans cependant atteindre la renommée d’un Asimov ou d’un Van Vogt. Il aura fallu attendre le succès du film de Ridley Scott, sorti trois mois à peine après la mort de l’écrivain, pour que le nom de K. Dick devienne une référence largement partagée, étayée en 1990 par l’adaptation tonitruante par Paul Verhoeven de Total Recall, puis par celle de The Truman Show (Peter Weir, 1998) et de Minority Report par Spielberg, en 2002. En France, Confessions d’un barjo, roman publié en 1975, eut aussi droit à une version filmée signée Jérôme Boivin, avec Bohringer, Anne Brochet et Hippolyte Girardot.
Scénarisé par Laurent Queyssi, le biopic débute sur une note à la fois enjouée et amère, par une rencontre fin 1981 entre K. Dick et Ridley Scott. Le montage de Blade Runner n’est pas encore achevé, mais Scott est en mesure de dévoiler à Phil une preview de vingt minutes, qui suscite l’enthousiasme de l’écrivain. Dick, hélas, ne verra jamais le film terminé : un AVC le cloue peu après sur un lit d’hôpital. Prenant au pied de la lettre le fameux adage qui veut qu’un mourant revoie le film de sa vie juste avant de faire le grand saut, Queyssi et son dessinateur Mauro Marchesi égrènent les épisodes-clés de la vie de K. Dick en entrecoupant ceux-ci de vignettes représentant le malade à-demi conscient dans son petit lit blanc. Dick fut un personnage torturé, paranoïaque, toxicomane (il carburait au speed pour tenir sa cadence effrénée d’écriture), dont l’existence chaotique fut notamment rythmée par une succession de vies de couple se soldant toutes par un échec. L’instabilité psychologique de l’écrivain se retrouve dans son œuvre, marquée par les angoisses métaphysiques, la mise en doute du réel et la problématique de la nature profonde de l’être humain.
On l’aura compris, Phil : une vie de Philip K. Dick se dispense de tout caractère d’hagiographie. En proie à un paquet de tourments intérieurs (sans prévenir, il révèle à sa deuxième compagne avoir été abusé sexuellement étant enfant, sans qu’on puisse évaluer s’il fabule ou dit la vérité), K. Dick n’apparaît pas toujours comme un type sympathique. Tour à tour dépressif (avec tentative de suicide à la clé) et illuminé, le bonhomme fut peut-être moins fréquentable que son œuvre, même si le diminutif du titre témoigne de l’attachement des auteurs à l’écrivain. Plus qu’un récit illustré, Phil… propose au lecteur un voyage dans la tête d’un homme à plusieurs facettes, parfois difficilement compréhensible pour son entourage. De leur propre aveu, les auteurs n’estiment pas, pour leur part, avoir atteint la vérité profonde de K. Dick, simplement avoir restitué avec honnêteté leur vision du personnage (d’où le choix insolite de l’article indéfini en couverture, « une » vie de Philip K. Dick). Outre les avatars de la vie de Phil, le trait de Mauro Marchesi rend aussi avec talent l’atmosphère de la Californie des années 1960 et 70, les « suburbs » quadrillées d’avenues et plantées de palmiers. Un décor normé, hanté par des binômes du FBI venant jusque dans votre salon traquer des communistes, et qui, somme toute, n’est pas moins effrayant que la mégapole écrasante et tentaculaire de Blade Runner.
Paru le 19 janvier 2018.