« Nous avons un projet de second film qui serait le pendant masculin d’Amer et se déroulerait à Bruxelles. » Ainsi parlaient Hélène Cattet et Bruno Forzani lors de notre rencontre à l’époque de leur premier long métrage Amer (vous pouvez (re)lire ici le texte de l’entretien). Le couple a de la suite dans les idées, ils se sont tenus à cette déclaration d’intention. En 2014, L’Étrange Couleur des larmes de ton corps emboîte le pas de Dan Kristensen, businessman de retour dans la capitale belge après un voyage d’affaires. À la maison, il n’y a plus personne. Qu’est devenue sa femme Edwige ?
Le prénom de l’épouse disparue est une référence (révérence ?) à Edwige Fenech, comédienne au faîte de sa renommée dans les années 1970. Elle joua dans plus d’un giallo parmi les plus trash et sexy, tels que Nue pour l’assassin, L’Étrange Vice de Madame Wardh, Toutes les couleurs du vice, Ton Vice est une chambre close dont moi seul ai la clé. Des titres qui sonnent comme autant d’indices pour cerner la personnalité de l’absente et, par là-même, anticiper la résolution de l’énigme. Face au mystère de son appartement vide et au désintérêt de la police pour son cas, Dan Kristensen (un comédien danois, Klaus Tenge) entreprend une enquête au sein de l’immeuble. « Avez-vous vu ma femme Edwige ? », questionne-t-il maintes fois avec son accent rocailleux. Le spectateur cinéphile et fin connaisseur de la filmo d’Edwige F. a la langue levée pour lui révéler que sa moitié cachait peut-être une part d’ombre et s’adonnait à on ne sait quels ébats dans l’immeuble. Le « palazzo » lui-même fait d’ailleurs figure de temple du secret, ses murs dissimulant, telle la demeure de Mater Tenebrarum dans Inferno, tout un réseau de coursives dérobées que la disparue n’aura pas manqué d’emprunter…
Résumée ainsi, l’intrigue policière paraît simple à suivre, mais les auteurs s’appliquent à compliquer la donne en élaborant une mise en scène et un montage qui se veulent le reflet de la personnalité non pas de la disparue mais de son mari. Car Dan Kristensen n’est pas un innocent qui découvre bouche bée et bras ballants l’infidélité de son épouse. C’est un individu à la psyché complexe, morcelée, un schizophrène dont les multiples visages apparaissent à l’écran au gré des rencontres avec les autres personnages masculins, non des caractères autonomes mais des représentations des facettes multiples du héros. On ne suit donc pas l’enquête de Kristensen à ses côtés, on vit sa quête (in)confortablement installé sous son crâne. D’où la forme invraisemblable du film, gigantesque puzzle symboliste donnant tout son sens à l’appellation « cinéma expérimental ». Cattet et Forzani font éclater le cadre en fragments multiples, juxtaposent des couleurs tirées d’une palette aux teintes saturées, ils mettent en scène des séquences dont l’opacité narrative ne sera percée que par les esprits les plus vifs et les plus acérés. L’expérience est hallucinatoire, et l’immersion rendue d’autant plus profonde par un traitement du son hors norme qui confère au bruit une densité presque matérielle.
Même s’il propose un spectacle sans équivalent dans la production actuelle, L’Étrange Couleur des larmes de ton corps (le titre aussi est une énigme, résolue grâce au plan conclusif du film) ne surprendra qu’à moitié ceux qui ont vu Amer et savent en entrant dans la salle de quoi les auteurs sont capables. Ce second film s’inscrit donc dans la lignée du premier, et une fois la projection achevée, on ne peut s’empêcher de s’interroger, non sur les mystères du film (qu’une seule vision ne suffit pas à élucider), mais sur la suite qu’Hélène Cattet et Bruno Forzani vont apporter à leur carrière de cinéastes. D’un point de vue tant esthétique que narratif, L’Étrange Couleur…, prolongeant la recherche d’Amer, atteint un seuil au-delà duquel il est a priori impossible de poursuivre sans tomber dans l’hermétisme absolu ou la redite. Bruno Forzani était cette année au Festival de Gérardmer pour y présenter le film, nous l’avons rencontré au cours d’un entretien filmé que vous pouvez trouver au sommaire du troisième numéro de notre Manoir des Chimères. Le film est sorti le 15 mars dernier dans les salles françaises, DVD et blu-ray sont disponibles depuis le 2 décembre (Shellshock).