Eleanor semble avoir 16 ans, en vérité elle est née en 1806. C’est un vampire. Comme elle ne peut révéler à personne sa condition d’immortelle, elle écrit inlassablement l’histoire de sa vie sur une multitude de feuillets qu’ensuite elle abandonne au vent. Un jour, un vieillard ramasse l’une de ces pages à la calligraphie surannée. Ce n’est pas la première qu’il trouve, chiffonnée, sur son chemin. « Il y a tout une histoire dans ces pages, sont-elles à vous ? », s’enquiert-il auprès de la « jeune » fille au regard doux…

Vingt ans après Entretien avec un vampire, Neil Jordan revient au genre qui lui a valu l’un des plus grands succès de sa carrière éclectique. Le cinéaste irlandais se doute forcément que l’on va comparer les deux films, et il commence par déjouer nos attentes : la scène d’ouverture, que je viens de décrire, pourrait laisser le champ libre à un récit-témoignage à la première personne, dont la structure serait calquée sur celle d’Entretien…, or le script a l’intelligence de bifurquer aussitôt sur d’autres rails. Une première surprise, car l’histoire en recèlera bien d’autres.

Il faut sans doute remonter à 2008 et au formidable Morse pour trouver un film de vampire aussi original et abouti que celui-ci. Comme le film de Tomas Alfredson, Byzantium se démarque superbement des récents titres du genre — pour la plupart américains — qui ont, ces dernières années, connu les honneurs du box office. Ce n’est pas un blockbuster récréatif misant sur des stéréotypes ou des scènes d’action. Le tempo est modéré et le scénario, elliptique (tiré d’une pièce de théâtre adaptée par sa propre auteure, Moira Buffini), exige du public un minimum d’engagement pour suivre les pas des héroïnes — Eleanor, donc, et sa mère Clara, elle aussi une non-morte —, dont le long parcours nous est livré par bribes, telles les pages manuscrites d’Eleanor, au fil des deux heures de métrage.

Ce parti pris favorise le mystère, d’autant que Byzantium, tout en respectant certaines conventions du film de vampire, joue également à brouiller des repères connus de tous. Il bouscule nos habitudes confortables en matière de dramaturgie en refusant la dichotomie simpliste bien/mal. Pour la plupart, les personnages sont ambivalents, à commencer par Eleanor (Saoirse Ronan), adolescente éternelle au regard mélancolique, qui se fait à maintes reprises ange de la mort en venant cueillir le dernier souffle des humains éprouvés par les années. L’intelligence du personnage, sa sensibilité, l’attention qu’elle porte aux autres, ne sont du reste pas sans rappeler certaines héroïnes des romans de Jane Austen. Un héritage littéraire que l’on retrouve aussi chez Clara (jouée par Gemma Arterton), personnage hypersexué s’inscrivant dans une longue et ancienne lignée : avant de devenir vampire, Clara était une prostituée, et la putain, qu’elle soit courtisane ou fleur de trottoir, vénale ou au grand cœur, est un des grands types de la littérature, notamment britannique (Moll Flanders (1722) et Roxana (1724), tous deux de Daniel Defoe, comptent même parmi les tout premiers romans de la littérature anglaise). Devenir vampire n’a pas affranchi Clara de sa vie de paria, bien au contraire : la transformation l’a condamnée ad aeternam à la marginalité. Pour assurer son existence et celle de sa fille (pour une raison qu’il est inutile de dévoiler ici, les deux femmes sont en cavale, elles ont besoin d’argent pour fuir et se cacher), Clara ouvre un bordel dans la cafardeuse ville balnéaire d’Hastings. Baptisée Byzantium, la maison close permet à Clara de sauver plusieurs filles du tapin. L’endroit renvoie à la nature double du personnage, maman et putain, ainsi qu’à la figure historique de Théodora, impératrice de Byzance et « mère » protectrice des filles de joie.

Fonctionnant à merveille selon une dynamique des contraires (élevée en orphelinat quand sa mère n’était que simple mortelle, Eleanor a, elle, grandi dans l’enseignement de la vertu), le duo féminin est dépeint à travers deux époques — l’une contemporaine et l’autre prévictorienne. Egrenés tout au long du métrage, les flashbacks dans l’Angleterre du 19ème siècle naissant donnent lieu à une reconstitution magnifique, qui plonge le spectateur dans une atmosphère gothique à souhait. La source du « mal » vampirique se trouve sur un ilot rocheux battu par les vagues et dont l’aspect désolé fait surgir dans la mémoire les travaux des peintres romantiques tels que Friedrich, en Allemagne, ou des grands paysagistes anglais, Cozens ou Turner. Un plan saisissant en clair-obscur, représentant Clara endormie au bordel, en chemise de nuit blanche (sur une table de billard après une nuit d’agapes), n’est pas non plus sans évoquer le célèbre tableau Le Cauchemar de J. H. Füssli.

Projeté en clôture du dernier NIFFF de Neuchâtel, Byzantium est sorti en mai dernier en Irlande et au Royaume-Uni, il sera projeté en avant-première française lors de la nouvelle édition du PIFFF, du 19 au 24 novembre prochains. Le film connaîtra ensuite vraisemblablement une diffusion dans les salles, les droits d’exploitation ayant été acquis par le distributeur Metropolitan Filmexport. Amis des vampires, ou tout simplement du bon et beau cinéma, rendez-vous dans les salles d’ici quelques mois. Sans faute, car ce serait pécher que d’ignorer un film comme lui-là…