Le trio à l’origine de la saga Pirates des Caraïbes — le réalisateur Gore Verbinski, le producteur Jerry Bruckheimer et Johnny Depp — s’est reformé pour tourner cette adaptation du Lone Ranger, héros créé à l’occasion d’un feuilleton radiophonique au long cours dans les années 1930 (2956 épisodes diffusés sur 21 ans !) puis décliné en série télé entre 1949 et 1957. Autant dire que le justicier masqué du Far West est une silhouette bien connue du public américain, ce qui est moins le cas de ce côté-ci de l’Atlantique. Ce n’est pas grave : d’une part, Lone Ranger, Naissance d’un héros, comme l’indique son titre français, reprend l’histoire depuis le début ; d’autre part, le film s’éloigne du show d’origine en développant un esprit propre résolument iconoclaste.
Le récit nous est conté par la voix d’un très vieil Indien au patronyme dostoievskien, Tonto (« l’idiot » en espagnol, campé par Johnny Depp). Nous sommes alors en 1933, à San Francisco, à l’extrémité ouest du pays. La « frontière » a disparu depuis lurette, et le patrimoine amérindien n’existe plus que dans les musées. Tonto nous livre son témoignage car il a un public, un jeune garçon en panoplie de cowboy qui va en apprendre de belles sur les fondations de son pays. Nous remontons le temps jusqu’en 1865 en passant d’un Candide à un autre, John Reid, jeune juriste idéaliste qui revient, après ses études de droit, dans son Texas natal. Le territoire est encore une étendue sauvage parsemée de bourgades, qui seront bientôt reliées les unes aux autres par le chemin de fer, en pleine expansion. La pose des rails passe inévitablement par des terres où vivent des tribus indiennes, ce qui ne saurait freiner les ambitions d’entrepreneurs ferroviaires sans scrupule, prêts à contribuer à l’unification du pays — et à se remplir les poches — au détriment des « nobles sauvages » dont les tipis font encore partie du paysage…
Le titre français est bien choisi car il fait écho à Naissance d’une nation (1915), célèbre film-fleuve de trois heures signé D.W. Griffiths, l’un des pères de l’art cinématographique, qui fut ainsi l’un des premiers réalisateurs à représenter l’anarchie des jeunes années de la nation américaine. Les pérégrinations de John Reid et de Tonto, qui font connaissance dans des circonstances mouvementées, nous font traverser un pays qui, bien qu’il soit doté d’une armée et habité par la ferveur religieuse, apparaît surtout comme un vaste territoire sans foi ni loi. John et Tonto se retrouvent aux prises avec un redoutable hors-la-loi aux penchants cannibales, Butch Cavendish, symbole sur pattes de la cupidité et de la corruption importées par l’homme blanc dans le Nouveau Monde. Bientôt un siècle après la Déclaration d’Indépendance, le mal est bien enraciné, et il a conditionné jusqu’à l’existence même de Tonto, le Peau-rouge dont le stoïcisme inébranlable, l’apparente sagesse, pourraient bien masquer un réel état de démence. Faisant de John Reid le « ranger solitaire », son compagnon d’aventures, l’Indien poursuit une quête mystique obsessionnelle, celle du « Wendigo », esprit maléfique qui, s’étant incarné dans deux hommes blancs, lui a fait perdre son innocence alors qu’il était enfant (la genèse de Tonto nous est du reste relatée dans un flashback dont le contenu renvoie étonnamment au patrimoine littéraire français, en empruntant la trame d’une nouvelle de Prosper Mérimée).
Outre D.W. Griffths, on peut trouver d’autres filiations à ce Lone Ranger singulièrement riche, dont la critique acerbe à l’égard de la société blanche évoque Danse avec les loups (Kevin Costner, 1991) mais aussi et surtout le magnifique et picaresque Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, dans lequel Dustin Hoffman, comme ici Johnny Depp, apparaît en vieillard parcheminé pour livrer à la fois le récit de sa vie dans l’Ouest sauvage et celui du génocide indien. Bien sûr, le film de Gore Verbinski n’oublie pas non plus de proposer un spectacle digne de sa nature de blockbuster estival, ce qu’il est malgré tout, avec un budget supérieur à 200 millions de dollars : indépendamment de la diatribe (ajoutons au passage que les femmes comptent parmi les rares Blancs à trouver grâce aux yeux du réalisateur, c’est-à-dire les mères autant que les putes !), le scénario ménage des scènes de comédie plutôt réussies — qui doivent beaucoup au jeu décalé de Johnny Depp — ainsi qu’une longue série de séquences d’action échevelée, parfaitement mises en scène, certes, mais qui sont loin de constituer l’essentiel de l’intérêt du film. Elles n’ont en tout cas pas suffi à motiver les spectateurs US à aller voir le film, qui a fait un fiasco à sa sortie au début de l’été : ironiquement, Lone Ranger a débarqué dans les salles américaines le week-end du 4 juillet, et il était sans doute hors de question pour le grand public de l’Oncle Sam de se plonger dans le purin de sa propre Histoire pour célébrer la Fête nationale. Des réticences dont vous pourrez vous passer, chers compatriotes gaulois, pour aller suivre les exploits de John Reid et Tonto à leur arrivée dans les salles, le 7 août prochain.