Avec La Légende du Changeling, c’est une belle rencontre entre deux hommes, Pierre Dubois et Xavier Fourquemin, qui débouche sur une belle série. La complicité évidente des deux auteurs rend le propos limpide et les albums se succédant on assiste à la création d’une histoire forte, bien amenée, ancrée dans l’époque victorienne, ses faits historiques, ses personnages énigmatiques. Une histoire qui oppose l’industrialisation à la terre, l’argent à l’homme. Une histoire magnifiquement servie par un dessin dynamique, traçant des bouilles sympathiques comme des décors marquants. Petit échange avec les papas de Scrubby, héros-lutin de ce récit initiatique féerique.
Xavier, il paraît que c’est toi qui est venu chercher Pierre…
Xavier Fourquemin : J’avais bien aimé ce qu’il avait fait sur Laïyna. C’était, à l’époque, ce qui m’avait fait racheter le journal Spirou, un spécial Noël, dans les années 80… Quand j’ai dû chercher un nouveau projet, après Miss Endicott, j’ai rencontré Pierre lors d’une dédicace à Valenciennes, on a discuté, j’ai su qu’il habitait la région alors que je pensais qu’il habitait la Bretagne. J’avais cette envie de faire une histoire autour de personnages fantastiques, féeriques… Et comme j’avais le spécialiste sous la main, je me suis lancé.
De Pierre, tu n’avais donc lu que Laïyna ?
Xavier Fourquemin : Je savais qu’il avait fait d’autres bandes dessinées, comme les Lutins par exemple, mais je n’avais lu que Laïyna. Maintenant, il y a aussi le côté relationnel. Tu peux aimer un scénario mais avoir une relation compliquée avec le scénariste. Là, le courant était tout de suite passé.
Et le fait justement d’avoir travaillé un univers fantastique avec Miss Endicott, cela ne t’a pas orienté vers celui de Pierre, assez proche finalement ?
Xavier Fourquemin : Non, car je ne pensais pas du tout qu’il allait partir dans la direction choisie. Je pensais plus à un univers plutôt fantasy. Il n’y avait pas une volonté de ma part de m’inscrire dans une continuité, de retravailler la ville, etc.
Dans une de tes interviews justement tu évoques cette envie de travailler un univers plus fantasy, tu cites Dark Crystal…
Xavier Fourquemin : J’ai bien aimé Dark Crystal, car j’aime la fantasy pour son côté graphique, son côté aventure. Je voulais aussi toucher un public plus jeune mais c’est d’abord le côté aventure qui m’intéressait. Au niveau artistique, la fantasy, te donne tout un univers à créer, les personnages, les décors… J’étais venu vers Pierre avec cette idée-là, celle d’un monde à créer. D’ailleurs, je pense revenir vers lui avec cette idée par la suite…
Quand tu dis aimer la fantasy, par fantasy tu entends quoi exactement ?
Xavier Fourquemin : J’ai grandi en lisant Bilbo le Hobbit et le Seigneur des Anneaux. Je sais que Pierre n’apprécie pas trop… D’ailleurs maintenant j’aurais plus tendance à apprécier Bilbo… Ces univers-là m’ont marqué. C’est un peu ce que j’avais commencé avec Alban. C’est la liberté que l’univers fantasy te donne, tu peux tout y mettre : de l’horreur, de l’humour, de l’épique… Cela me semble un terrain plus large à travailler. Une histoire contemporaine ou historique, c’est plus difficile. Mais voilà, avec le Changeling, ça m’a un peu prouvé qu’on pouvait faire les deux. Et puis, il y a aussi le fait que j’ai tendance à naturellement me tourner vers le passé, à dessiner des chevaux plutôt que des voitures. La SF, par exemple, c’est un terrain qui ne m’intéresse pas du tout. La BD historique, oui, j’aime bien la période médiévale mais avec un petit côté fantastique, cela me plaît encore plus. Avec Miss Endicott et le Changeling, j’ai découvert l’époque victorienne et cela m’a bien plu également.
Et toi Pierre, tu connaissais le travail de Xavier avant cette collaboration ?
Pierre Dubois : Depuis longtemps. J’avais beaucoup aimé Alban je l’avais d’ailleurs chroniqué quand j’étais encore en Bretagne, à France 3. J’ai beaucoup aimé Outlaw également, un western très réaliste tout en étant délirant. Et qui, ce qui m’a fait plaisir, n’avait rien à vois avec les merdes de Sergio Leone. Il faut dire que Sergio Leone a tué le western comme Stephen King a tué le fantastique. Sergio Leone a gardé uniquement l’imagerie bêtasse et a jeté tout le côté épique, intimiste. Le western, c’est avant tout une épopée, quelque chose de pure. Les personnages de Leone n’ont aucune épaisseur, il a remplacé le chevalier par le chasseur de primes. J’avais été surpris par la sincérité de Outlaw. Je connaissais donc bien ce que Xavier avait fait quand il est venu me proposer de travailler ensemble, surtout sur un projet fantastique, j’étais très content.
Au départ, quelle était la première idée ?
Xavier Fourquemin : Moi, je suis arrivé ouvert. Pierre avait déjà une histoire. Je me suis dit qu’on allait encore se retrouver dans le 19e et puis, je me suis dit pourquoi pas.
Pierre Dubois : Quand Xavier m’a demandé une idée, une histoire de fantasy, pour moi, cette histoire ne doit pas se dérouler dans un univers de fantasy. Je n’aime pas trop Tolkien, je lui préfère Dunsany… Mes histoires se passent rarement dans le pays des fées. C’est toujours des mortels, ça se passe toujours ici-bas, avec le vouloir d’aller dans le pays des fées. Ou alors ce sont des fées qui se retrouvent dans notre pays. A un moment donné, les frontières entre ces deux royaumes disparaissent et il se passe quelque chose. C’est ça que j’aime beaucoup. Ces moments de non-dit, ces moments émotionnels, ces moments magiques. Les histoires qui se passent de l’autre côté m’intéressent moins car le plus souvent ce sont finalement des histoires de capes et d’épées qui peuvent se passer ici. A la place des Arthur, Lancelot, on a des Athar combattant les Fmurr et les Gorhs de la Montagne… Au bout d’un moment, je lâche, cela ne m’intéresse plus. Ce qui m’intéresse, c’est cette espèce de frange, ce moment de passage,cette idée du pourquoi les fées ont cette envie de venir chez nous et pourquoi des hommes ont cette volonté d’aller là-bas. Et qu’est-ce qui se passe dans nos échanges.
En dédicace que disent les gens sur la série ?
Xavier Fourquemin : Tu as les fans de fantasy qui se sont jetés dessus après tu as les fans de l’univers victorien, les fans de Sherlock Holmes. Finalement, c’est fort varié. Par contre au niveau du message, il y a peu d’échanges. Maintenant, une dédicace, c’est rapide. Par contre la question sociale, de l’opposition industrie/campagne, revient bien du côté des journalistes.
Pierre Dubois : Le Changeling, c’est notre innocence, le paradis perdu qu’on a préféré fouler pour l’appât du gain. On aurait pu être heureux, A l’école, on pourrait nous apprendre de belles choses. Ici on a la compétition. Avant il y avait le compagnonnage, on visait le mieux mais pas pour soi. Le type qui travaillait sur une cathédrale savait qu’il allait mourir avant la fin, ici on travaille trop pour son petit soi.
Les lecteurs demandent quel personnage en dédicace ?
Xavier Fourquemin : Scrubby bien entendu. Ensuite le vieil ermite, le vieux des bois. Et puis, parfois, Sheela, pour les vieux lubriques (rires).
En parlant de Sheela justement, pour Miss Endicott tu travaillais une héroïne et, ici, tu as plusieurs figures féminines, Sheela, la mère, Marie, Laura… Tu t’es habitué à dessiner les filles ?
Xavier Fourquemin : Pour être honnête, je pourrais les travailler plus. Je reste encore dans certains stéréotypes. Un homme, c’est plus facile, tu peux le déformer, lui mettre un gros nez.
Les filles en BD doivent être jolies ?
Xavier Fourquemin : Pour te dire, en BD, les gens aiment bien le beau. Je sais pas pourquoi. Par rapport au cinéma où ce n’est pas toujours le cas, le héros en BD doit être beau, les héroïnes canons… En BD, tu as beaucoup ça, c’est très stéréotypé. J’ai l’impression qu’il faut attirer les gens par un « beau dessin », sinon, ils n’entrent même pas dans l’histoire.
Ton dessin a changé depuis Alban, Outlaw…
Xavier Fourquemin : C’est un peu ce qu’on nous a appris aux Beaux-Arts, ton dessin s’adapte à l’histoire. Donc oui, forcément, on essaye des trucs différents. C’est vrai que sur Alban, j’avais un trait, sur Outlaw, il y en avait un autre. Sur Miss Endicott, que faire ? En plus, les séries n’avaient pas bien marché. Si une série avait bien fonctionné, j’aurais peut-être repris ce style-là. Sur Miss Endicott, je m’étais dit, je vais faire le plus simple possible. Et donc j’ai enlevé tout ce qui est trame, je suis revenu à la base. Franquin est un peu ma grande référence, alors, je me suis dit pourquoi vouloir faire du Gaston tout de suite, peut-être partir plus vers un Spirou, plus simple.. Plus de hachure, ,plus de trame et puis je me trouve un bon coloriste pour le reste. J’ai cherché avant tout la lisibilité, le dynamisme. Un dessin vivant, pas trop raide. Bon après, je me suis aperçu qu’il fallait travailler la profondeur, les ombres…
Qu’apportent les couleurs de Scarlett Smulkowski?
Xavier Fourquemin : Elle apporte des teintes auxquelles je n’aurais pas pensé. J’avais vu ses couleurs sur Green Manor et j’étais d’accord sur un traitement informatique mais de ce genre-là. Ils ont téléphoné à Scarlett et elle a dit oui. Maintenant, à force de travailler ensemble, on se connaît, elle va te trouver des choses propres au Changeling, elle apporte la bonne ambiance…
Ce mot ambiance, c’est un peu un mot-clé chez toi, on a l’impression que tes personnages interagissent avec le décor et vice-versa…
Xavier Fourquemin : Les personnages doivent être forts, on doit s’y attacher. J’aime bien créer des univers. J’aime travailler tout ce qui est sombre, recouvert, les ombres des villes… La campagne, c’est un peu plus dur. J’adore les personnages liés à leurs lieux, comme Batman et Gotham City. Ce que j’aime dans Spirou et Fantasio, c’est Champignac. Tintin, c’est Moulinsart.
Pour Miss Endicott, j’ai adoré l’idée d’une héroïne de quartier. J’aurais bien voulu travailler plus le côté cartographie, détailler le quartier.
La série avait été pensée en quatre tomes au départ…
Pierre Dubois : cinq !
Xavier Fourquemin : Euh, en fait Le Lombard avait dit quatre au départ mais Pierre a toujours dit cinq.
Pierre Dubois : Cinq !
Prévus pour…
Xavier Fourquemin : Mars 2011 pour le suivant et le dernier un an après environ…