Venue présenter Revenge le week-end dernier au Festival de Gérardmer, la réalisatrice Coralie Fargeat peut se targuer d’avoir tourné un premier long métrage qui frappe l’œil et le cœur autant que les esprits. Passé la projection, le titre de ce « rape and revenge » frenchie s’est retrouvé souvent sur les lèvres des festivaliers conquis par la silhouette guerrière de Jennifer, amazone vengeresse punissant de la plus sanglante manière le trio d’infâmes phallocrates qui lui a fait subir le martyre. Rencontre avec la cinéaste française et son interprète féminine américaine, l’enjôleuse autant que combattive Matilda Lutz.
Matilda et Coralie à Gérardmer
Revenge ne laisse pas indifférent : à Gérardmer, les spectateurs ont manifesté dans la salle un vif enthousiasme lorsque les trois violeurs et assassins morflent sous les coups vengeurs de l’héroïne. Est-ce le genre de réaction que vous souhaitiez provoquer ?
Coralie : Il est difficile d’anticiper les réactions d’une salle : je ne m’attendais pas forcément à ce que telle ou telle scène fasse réagir, ou en tout cas pas autant ! Sur le tournage, j’ai tenu à travailler sans filtre, sans limite, sans chercher à prévoir ce que penseraient les spectateurs : Revenge est une proposition très libre, jusqu’au-boutiste, conçue comme un dispositif cathartique, une fonction du cinéma qui me plaît beaucoup. Cela dit, effectivement, face à un « revenge movie » comme le mien, le public a en général envie que le personnage principal réussisse à se venger, et plus les méchants sont abjects, plus les spectateurs ont de satisfaction à les voir souffrir !
Le film arrive quelque temps à peine après l’explosion de l’affaire Weinstein, et avec Revenge on passe du célèbre mot-dièse #balancetonporc à #égorgetonporc, carrément !
Coralie : (Rires) Oui, la concomitance est frappante, je le reconnais, mais cela relève du hasard ! Quoique… L’affaire Weinstein n’avait pas encore éclaté au moment du tournage, mais des femmes avaient déjà parlé, certaines avaient porté plainte, et les faits étaient notoires parmi les gens de cinéma. Donc tout était déjà sur la table, même si l’affaire n’avait pas encore l’écho et l’ampleur qu’elle a pris ensuite dans les médias. En tant que femme, je me sens bien sûr intimement concernée par tout ce qui touche aux discriminations, aux empêchements dont on peut être victime, et je pense que c’est aussi à cela que servent les films de genre : faire un état des lieux de certaines forces à l’œuvre dans la société, qui peuvent être très violentes.
L’héroïne martyrisée, Jennifer, passe par une phase de transformation dans une scène quasi-chamanique, dans une caverne éclairée par un feu, où entrent en jeu des substances hallucinogènes… Comment définiriez-vous les deux Jennifer, celle du début du film et celle d’après ?
Matilda : Je me suis inspirée d’une icône comme Marylin Monroe, une femme qui a cherché à être aimée partout et par tout le monde, et qui essayait sans relâche d’attirer l’attention sur elle. C’était sa façon à elle d’être importante, et c’est donc aussi celle de Jennifer. Quant à l’autre Jennifer, je l’ai vue comme une panthère à la recherche de ses proies, et je l’ai abordée sous un aspect très physique.
Quelles consignes de jeu Coralie vous a-t-elle données pour composer cette double Jennifer ?
Matilda : Coralie et moi avons beaucoup parlé en amont du tournage, de la « première » Jennifer, superficielle, comme de l’autre. Nous avons cherché à construire ensemble le personnage. Mais une grande partie de notre travail s’est effectuée sur le plateau. Pendant la scène de la grotte, justement, Coralie m’a expliqué pas à pas ce qu’elle voulait, et j’en avais besoin car j’étais vraiment dans un état second à ce moment-là ! Le tournage touchait à sa fin, j’étais très fatiguée, il faisait froid, et il était primordial que je puisse être guidée par quelqu’un comme elle, en qui j’ai placé toute ma confiance.
Le film a-t-il été tourné dans l’ordre chronologique ?
Coralie : À peu près. Nous avons filmé toutes les scènes dans la villa au début du tournage, en commençant par l’endroit dans sa version idyllique et en finissant par les scènes où le sol et les murs sont recouverts de sang. Après nous sommes passés aux extérieurs. On a en effet cherché à préserver au maximum la continuité.
Pourquoi était-il crucial de situer l’histoire aux États-Unis ?
Coralie : Mais le film ne se déroule pas aux États-Unis ! Le désert où se passe l’histoire n’est jamais identifié. Du point de vue de l’iconographie, j’ai été bien sûr influencée par l’image du désert américain, mais accommodé à la sauce Mad Max : on a à l’image une étendue qui est très poussée en termes de couleurs et de symboles, et qui devient un personnage à part entière. Ne pas pouvoir situer l’endroit permet de s’extraire du côté réaliste de l’histoire, de verser dans la fantasmagorie. Et c’est au Maroc que j’ai trouvé ce décor idéal.
Proche de la fin du film, il y a un plan étonnant, lorsque Richard, un des trois hommes, revient à moto, de nuit, à la villa. Son casque noir reflète les lumières du tableau de bord, la musique à ce moment-là est synthétique, électronique… Une esthétique très en rupture avec le décor désertique et qui relève presque de la science-fiction !
Coralie : L’idée était d’accentuer tout au long du film la folie des personnages, qui sont coupés de la civilisation et de tout ce qui fait d’habitude leur quotidien. Et j’en arrive à ce plan très iconique, avec un look à la Daft Punk : le personnage, Richard, incarne au début l’image du winner, du mâle alpha, et peu à peu il perd pied, se laisse entraîner dans une réalité inconnue, comme s’il était projeté dans une autre dimension dont il ne possède pas les codes. Le monde se dérobe sous ses pieds et ce plan, pour moi, illustre son état d’esprit à ce moment-là.
J’en viens à un autre plan, qui n’a pas de fonction narrative et prend aussi une valeur de symbole : lorsque Jennifer a achevé sa « métamorphose », la caméra accomplit un travelling en spirale très voyant qui fait plusieurs fois le tour du personnage…
Coralie : Là, j’embrasse totalement l’esthétique de la super-héroïne : Jennifer a fait sa mue, elle renaît telle une nouvelle Wonder Woman, d’où ce long mouvement de caméra où l’on découvre son corps, ses cicatrices, ses salissures, en fait son nouveau costume, son armure de super-héros. Il s’agissait de la dépeindre à ce moment-là de manière très épique, elle domine le décor, le désert est à ses pieds… Une image emblématique de la puissance.
Jennifer « renaît » mais est-elle vraiment vivante ? Il existe des personnages de super-héros, comme Eric Draven dans The Crow, qui reviennent d’entre les morts pour accomplir une vengeance. Telle qu’elle apparaît, Jennifer porte des sous-vêtements noirs, elle est couverte de poussière, on a l’impression qu’elle sort de terre, qu’elle revient elle aussi de l’au-delà… et on s’interroge : est-elle encore de chair ou est-ce un fantôme vengeur ?
Coralie : C’est clairement un personnage qui renaît de ses cendres — d’où l’image du phénix tatouée sur son ventre —, et j’aime bien, c’est vrai, l’idée d’un fantôme qui apparaîtrait au pied de l’arbre mort où Jennifer est venue s’empaler. Malgré cela, je ne tenais pas du tout à donner dans le fantastique pur et dur : j’avais vraiment à cœur que Jennifer puisse revenir par elle-même sans passer par un argument fantastique. Ainsi elle a la possibilité de s’accomplir et de tenir sa position dans le monde. Je me suis servie des codes du fantastique, du thème de la renaissance, mais sans priver le personnage de son existence réelle. On en revient à l’idée de la mue : l’insecte laisse derrière lui une part de lui-même qui est morte, mais il reste vivant, transformé en autre chose.
Matilda, est-ce le premier personnage de ce type que vous incarnez ?
Matilda : Oui car c’est très rare de pouvoir jouer un personnage comme Jennifer ! J’ai eu entre les mains de nombreux scénarios, et il est très difficile de tomber sur un rôle comme celui-là, qui va d’un extrême à l’autre. J’aime beaucoup les rôles très physiques, qui me font foncer tête baissée dans l’action sans avoir à garder à l’esprit ce que je dois faire ou dire. Mon rôle dans Revenge correspond exactement à ce que j’aime faire en tant qu’actrice.
Formellement, Revenge est très abouti avec une photographie magnifique, des jeux avec les ombres, sur les reflets… Quel cachet avez-vous souhaité donner au film ?
Coralie : L’aspect graphique a été un élément déterminant dès l’origine du projet, et je ne me suis vraiment lancée dans l’écriture qu’une fois établie la grammaire visuelle que je souhaitais mettre en œuvre : la palette de couleurs saturées n’est pas réaliste, elle accentue, au début, le côté festif, sexy, et affole les sensations. Ensuite ces mêmes couleurs permettent de donner au désert un aspect d’enfer à ciel ouvert, de plus en plus chaud, qui se fait aussi le miroir de l’état mental des personnages. Pour le final, j’ai bien sûr recherché les mêmes contrastes en filmant l’architecture lisse, blanche et parfaite de la villa pour ensuite noyer le décor dans le sang.
Aviez-vous des références visuelles en tête ?
Coralie : Oui, j’ai fait des recherches afin de transmettre à mon chef-opérateur des idées précises des ambiances que j’avais envie de construire. Beaucoup de titres me sont venus à l’esprit — le dernier Mad Max pour la représentation du désert, mais aussi des films plus anciens comme Sailor et Lula, True Romance, Blue Velvet —, des œuvres qui dépeignent des univers aux couleurs saturées, aux décors lisses, parfaits et qui, peu à peu, se craquèlent et se décomposent. Pour moi, la recherche de l’identité visuelle d’un film est primordiale, elle nourrit l’écriture autant que la mise en scène.
Y a-t-il des situations que teniez particulièrement à mettre en scène et qui ont influencé l’écriture, plutôt que l’inverse ?
Coralie : Il y avait plutôt des choses que je tenais absolument à éviter, concernant la partie « survival », dans la seconde moitié du film : je ne voulais pas d’un personnage féminin qui n’arrête pas de crier, comme on a pu en voir maintes fois ailleurs. Il était beaucoup plus intéressant de montrer comment Jennifer allait lutter contre les éléments, gérer ses blessures, se soigner… La scène de la mue dans la caverne, le feu, le rapport au tatouage, me permettaient de créer un rapport mystique avec la douleur et la violence, en évitant à tout prix une représentation trash, malsaine. Je tenais absolument à éviter de donner dans l’acharnement sadique contre le personnage, dans l’horreur, la mutilation. D’autres films ont fait ça, et même très bien, mais ce n’est pas du tout la direction dans laquelle je voulais aller.
Si vous deviez travailler à nouveau ensemble, quel serait votre projet de film idéal ?
Matilda : (rires) Grease ! On en a déjà parlé !
Coralie : (rires) Oui, sur le tournage de Revenge, on a évoqué la possibilité de tourner un remake de la comédie musicale Grease, ce qui serait le contre-pied total de ce film-ci ! En fait, je ne me pose pas vraiment la question en ces termes, il n’y a pas de projet idéal. L’écriture d’un film dépend d’un moment de la vie, d’un état d’esprit… Je n’aurais sans doute pas écrit Revenge deux ans plus tôt ni deux ans plus tard. En tant que réalisatrice, je traite souvent des mêmes thématiques, même si elles sont exprimées dans des histoires de factures très diverses. Les sujets qui me motivent tournent autour de la séduction, du regard des autres, de la façon dont on est perçu… Des sujets qui vont sans doute continuer à m’inspirer. Mais tant que ces questions n’ont pas pris corps dans une histoire, il est impossible de définir ce que pourrait être le film idéal, même si j’éprouverais un plaisir énorme à tourner de nouveau avec Matilda.
Propos recueillis au 25ème Festival du Film fantastique de Gérardmer. De chaleureux remerciements à Coralie Fargeat et Matilda Lutz pour leur disponibilité et leur gentillesse, ainsi qu’à Manon Vercouter (Guerrar And Co) et à Benjamin Gaessler de Wild Side pour l’organisation de l’entretien. A lire également, la critique de Revenge dans notre compte rendu complet de la compétition, et notez bien que le film sera dans les salles dès demain, mercredi 7 février.