Amer a été le grand mal-aimé de l’édition 2010 du festival de Gérardmer, en janvier, où il a été présenté en avant-première. Le premier long métrage d’Hélène Cattet et Bruno Forzani s’est avéré être incompréhensible pour une large partie des festivaliers. Ce néo-giallo mettant en scène une femme aux prises avec le désir et la pulsion de mort à trois âges-clés de sa vie a échoué à séduire le public, malgré une beauté formelle peu commune. Après la projection, et pendant toute la durée du festival, les critiques ont fusé de toutes parts, parfois en des termes outranciers. Face à un tel déchaînement de passions, les deux réalisateurs auront au moins eu la satisfaction de ne laisser aucun spectateur indifférent. Amer est sans conteste une œuvre hermétique, « intellectuelle », mais, le film, pour ma part, m’a littéralement envoûté.
Amer se divise en trois chapitres d’égale importance. Le premier nous présente l’héroïne, Ana, alors qu’elle est enfant. Autour d’elle, quatre personnes : son père et sa mère, Graziella, recouverte de dentelle noire de pied en cap (on ne verra pas son visage, on ne saura jamais qui elle est), et son grand-père, qui gît à l’étage sur son lit de mort. L’ambiance funèbre est rendue d’autant plus pesante par la quasi-absence de dialogues. La personne que l’on entend le plus est la mère qui s’emporte à quelques reprises contre la fillette et « ses saletés ». Le personnage du père reste en retrait. Pour Ana, la tentation est forte de pénétrer dans la chambre de l’aïeul décédé. On découvre sur le lit le cadavre desséché d’un vieillard qu’on dirait étendu là depuis des semaines. Prisonnière de ses mains jointes, une montre à gousset dont l’enfant tente de s’emparer. Le soir, Ana surprendra ses parents en train de faire l’amour…
Au cours de la même journée, la fillette fait donc pour la première fois l’expérience de la mort et de l’amour. Pulsion de mort, pulsion de sexe, Thanatos et Eros. Cette fusion entre les deux doit la marquer à jamais : dans le deuxième chapitre, Ana est une adolescente pulpeuse cheminant le long d’une route inondée de soleil. À ses côtés, sa mère vêtue de rouge, qu’elle accompagne au village. Elle y croisera le regard d’une bande de ragazzi plus âgés qu’elle, mal rasés, à lunettes noires et motos, moulés dans leurs jeans. La chaleur est partout, y compris dans les corps, mais l’apparence et l’attitude muette des garçons rend l’hypothèse du sexe dangereuse. À l’âge adulte (c’est le troisième chapitre), Ana revient dans la villa de son enfance, laissée plus ou moins à l’abandon. Un chauffeur de taxi la conduit de la gare à la maison. Il porte également des vêtements serrés, et ses gants de cuir noir semblent répondre aux signaux de séduction envoyés par les longues bottes de l’héroïne. À nouveau, pas un mot n’est échangé mais la tension sexuelle est bien là. L’exutoire est proche, mais d’Eros ou de Thanatos, qui l’emportera ?
Les influences d’Amer sont doubles. Dans la forme, et bien qu’il soit dépourvu d’intrigue policière, le film est un giallo. La dentelle noire, le cuir, la fascination phallique pour les armes blanches (en l’occurrence, un rasoir identique à celui de Ténèbres de Dario Argento), l’architecture latine des lieux (la demeure d’Ana, filmée du côté de Menton, est la jumelle de la « villa del bambino urlante » de Profondo rosso) sont hérités de l’esthétique que le cinéma italien a développée dans les années 1960 et 1970. Les musiques utilisées dans le film sont des extraits de bandes originales de gialli ou de polizieschi de l’époque (Ennio Morricone, Adriano Celentano, Bruno Nicolai et Stelvio Cipriani sont ainsi au générique).
Dans le fond, le scénario est un entrelacs de références psychanalytiques, s’appuyant notamment sur des concepts freudiens tels que la « scène primitive » (lorsqu’Ana voit ses parents au lit). On peut même s’amuser à repérer, à l’occasion de deux plans assez brefs, le portrait du grand Sigmund sur un mur (la maison tout entière, d’ailleurs, n’est sans doute pas à appréhender comme un décor réaliste mais comme l’illustration de l’espace mental de l’héroïne). Amer fonctionne ainsi par un réseau de symboles, le moindre objet dans le cadre fait sens et, à titre de comparaison, on peut associer sa démarche à celle d’Innocence de Lucille Hadzihalilovic, sorti en 2004 et pensé tout entier comme une métaphore du conditionnement féminin.
Comme le suggèrent les auteurs (lire l’interview d’Hélène Cattet et Bruno Forzani), on n’est pas non plus obligé de s’adonner à cet exercice de décryptage. On peut aussi apprécier le film de façon purement sensitive et se laisser planer (avec ou sans psychotropes !) 1h30 durant, porté par la musique et la richesse picturale de l’œuvre. À vous de voir si vous vous laisserez tenter par l’expérience… Sortie dans les salles le 3 mars 2010.